« Vers une nouvelle alliance entre la science et l’opinion »

La pandémie a redistribué les rapports entre science et pouvoir. Depuis le 16 mars, le pouvoir exécutif collabore étroitement avec un comité de scientifiques si bien que cette crise semble revaloriser la parole des scientifiques et médecins. Une situation loin d’être nouvelle en temps de crise, selon Bernadette Bensaude-Vincent, philosophe et historienne des sciences et des techniques et membre du comité d’éthique de l’INRAE.

La science mobilisée au service d'un état de « guerre » qui met en péril la patrie, c'est ce que nous vivons depuis plus de deux mois. Dans l'histoire de France, à quand remonte un tel scénario ?

Bernadette Bensaude-Vincent : C'est une situation assez traditionnelle en France qui remonte au moins à la Révolution Française puisqu'en 1793, la République naissante a mobilisé les savants pour organiser des cours révolutionnaires sur la fabrication de poudres, salpêtres et canons. Il y a eu une très bonne réponse du milieu scientifique. De même, dans la guerre franco-prussienne en 1871, plusieurs savants de conviction républicaine comme Marcellin Berthelot se sont mobilisés en proposant de multiples inventions comme les produits de substitution qu'on appelle les ersatz. Il y a donc une alliance très forte en France entre la science et la République qui s'est nouée au XIXe siècle autour de promesses parfois mirobolantes. Cette tradition interroge la situation actuelle. S'agit-il d'une nouvelle alliance ? Alors que ces dernières années, la situation de la recherche scientifique en France n'était guère flamboyante puisqu'il y a eu des décennies de désengagement de l'État, voici que d'un seul coup, mi-mars, plein feu a été mis sur la médecine et la science. On attend de nouveau des promesses de la science pour ne pas dire des miracles.
Sommes-nous en train de redécouvrir l'utilité de la recherche scientifique ou s'agit-il d'une instrumentalisation de la science par le pouvoir pour légitimer des mesures impensables, il y a encore, quelques mois ?

B.B.V : On est dans le modèle d'expertise classique où les experts sont chargés de dire la vérité au pouvoir. Les décisions doivent être prises sur une base objective, et si possible quantitative. C'est un schéma que l'on connaît bien depuis au moins la seconde guerre mondiale, qui est fondé sur l'idée qu'il y a une très nette séparation entre le rôle de la science, qui est un rôle de conseil, et des politiques, qui ont un rôle de décision. Mais, dans les faits, les choses ne sont pas si nettes. Nous sommes en réalité au cœur de la biopolitique. Dans ce scénario, le public est considéré comme passif car guidé par les experts, ignorant, réceptif et obéissant aux injonctions que lui donne le pouvoir. Il est infantilisé, et petit à petit, on l'a vu à travers le discours du Premier ministre, cela conduit à un glissement de la démocratie vers la pédagogie. Cette situation a conduit le public a oser brouiller la frontière entre science et opinion, en témoigne le nombre impressionnant sur les réseaux sociaux de rumeurs, des thèses conspirationnistes, la controverse sur l'hydroxy-chloroquine...
Y-a-il un risque de désaveu de la science ?

B.B.V : Il sera très difficile dans l'après Covid-19 de défendre des positions technocratiques parce que la science est en position inconfortable à cause même de sa puissance de calcul et de prévision. Grâce aux outils d'analyses et de modélisation, la science se trouve en position de Cassandre, avec des scénarios plutôt sombres s'agissant du climat par exemple. Par ailleurs, depuis quelques décennies, la science est en perte d'autorité en raison du changement de régime de la recherche qui est devenue techno-scientifique. Au lieu d'une science universelle et commune, on a une concurrence effrénée entre les pays. Cette science en perte d'autorité ne me paraît de nature à prendre le pouvoir. Par ailleurs, face à un pouvoir central, des secteurs et des territoires se sont mobilisés spontanément pour construire l'après. Le conseil scientifique a lui-même appelé à l'inclusion et à la participation de la société à la réponse à la Covid-19. Nous assistons à une nouvelle alliance de la science et de l'opinion. Il y a un indéniablement quelque chose qui se met en place. C'est une situation inédite mais qui réactive des modèles anciens. Pour nous apprendre à vivre collectivement avec le virus, il faut faire appel non seulement à l'expertise et la technologie moderne mais aussi regarder vers le passé.
La crise a révélé de manière assez aigue une forme de conflit de temporalité entre le temps long de la recherche et les urgences médicales...

B.B.V : On a demandé de toute urgence des tests PCR, des tests sérologiques, des traitements adaptés et il faut les trouver, les faire valider...Les essais cliniques prennent du temps, il faut élargir les connaissances sur le virus, et il faudra mettre au point un vaccin et le produire industriellement. Or, le coronavirus met la science face à très grandes incertitudes et l'oblige à reconnaître qu'on ne sait presque rien. Certes, nous avons très vite été capable grâce au système génomique d'analyser le virus. Mais tout est énigme, d'où vient-il ? Comment se transmet-il ? Quels sont les traitements adaptés ? Quelle est la durée de l'immunité acquise ? Ce virus a-t-il déjà muté ? Pour tenter de résoudre ces énigmes, c'est le monde entier qui devient un laboratoire. Nous sommes dans un apprentissage mondial du contrôle des virus et de la Covid-19 en particulier. Dans les années à venir, chaque pays qui a pris des mesures différentes est devenue une cohorte de laboratoire. Tous les humains, infectés ou pas, vivants ou morts, sont devenus des objets de science. Cette situation est tout à fait inédite.
Recueillis par Sophie Chatenet