Microfermes : "de l’intelligence écologique et sociale"

L’emblématique et médiatique microferme maraichère du Bec Hellouin (Eure), support d’une étude sur la viabilité des microfermes maraichères biologiques, publie un manuel destiné à tutorer les jeunes pousses. L’occasion de s’interroger sur la capacité à essaimer de ce système, dont s’inspire le maraîchage diversifié sur de petites surfaces, alliant sobriété foncière, matérielle et financière, densification spatiale et temporelle des productions, intégration territoriale et socialisation intra et extra-agricole. La microferme du Bec Hellouin a-t-elle fait des « petits » ? Éléments de réponse de François Léger, ingénieur agronome, docteur en écologie, enseignant-chercheur en agroécologie à AgroParisTech, auteur de l’étude conduite avec la Ferme du Bec Hellouin et l’Institut Sylva.

En 2015, après 4 ans d'étude, vous avez démontré qu'une microferme maraichère biointensive cultivant 1.000 m² par travailleur était viable. Quelle est aujourd'hui la réalité du maraichage diversifié sur 1 ha ou moins, auquel s'apparente une microferme ?

François Léger : c'est très difficile à dire parce que les dispositifs statistiques nationaux comme européens ne permettent pas d'identifier ces microfermes. Ce n'est pas propre au maraichage. On a par exemple, avec ces mêmes dispositifs statistiques, beaucoup de mal à distinguer les élevages laitiers selon la part qu'ils accordent au pâturage. Grâce à l'Observatoire du développement rural, une unité de l'Inra Toulouse, on sait que les très petits élevages sont beaucoup plus nombreux que ce qui ressort des statistiques officielles. Concernant le maraichage, on a des indicateurs qui nous permettent de penser que les microfermes sont beaucoup plus nombreuses que ce que l'on pourrait imaginer.

Quels sont ces indicateurs témoignant d'une montée en puissance des microfermes ?

F.L. : quand on sillonne la France, on rencontre sur les marchés de plus en plus de gens qui vendent leurs propres produits. Ce n'est pas nouveau, dans les années 1950-1960 beaucoup de gens, agriculteurs ou pas, qui avaient de grands jardins potagers vendaient leurs surplus en direct sur les marchés. Puis la loi a imposé d'avoir le statut d'agriculteur. Dans les années 1970, des gens se sont réinstallés. Pour contourner les difficultés d'accès au foncier, ils se sont souvent installés sur des zones déshéritées : c'est l'image du baba-cool cévenol éleveur de chèvres. D'autres ont développé du maraichage sur un modèle qui n'était pas l'application des modèles maraichers standards mais l'expansion du jardin potager, avec des surfaces assez réduites, un niveau de mécanisation souvent très limité, autrement dit un motoculteur et pas de serre au sens strict mais des petits tunnels. Ce modèle, bizarrement, était considéré comme inexistant par les institutions agricoles, il est passé au travers des politiques publiques et des subventions, et pourtant, il a subsisté, voire s'est légèrement développé. A partir de 2005, on va assister à un nouvel engouement pour le travail de la terre, avec l'arrivée de néo-ruraux souvent non issus du milieu agricole et s'installant hors cadre familial. Ce mouvement est identifiable au sein des CFPPA* : les trois-quarts des candidats au BPREA** veulent s'installer en maraichage diversifié sur de petites surfaces. En 2017, la Chambre d'agriculture de Rhône-Alpes a présenté une étude portant sur 16 exploitations représentatives. Résultat ? Ça marche, ni mieux ni moins bien que d'autres systèmes, car, comme pour toute installation en agriculture, il n'y a aucune garantie, mais ça marche.

Pourquoi cette défiance vis-à-vis du maraichage diversifié sur de petites surfaces ?

F.L. : j'ai passé deux ans de ma vie à répondre aux controverses nées de l'étude du Bec Hellouin, sur la productivité, la rémunération de la main d'œuvre, les sols et les transferts de matière organique. Sur l'aspect économique, pour suivre aujourd'hui une centaine d'exploitations avec mon équipe, je peux témoigner que certaines d'entre elles affichent des performances supérieures à celles mises en évidence au Bec Hellouin. S'agissant de la matière organique, on leur a reproché de travailler sur un sol rapporté. Et alors ? Au 19ème siècle, le maraichage reposait précisément sur des techniques de fabrication des sols, avec une efficience très supérieure aux systèmes simplifiés et mécanisés actuels. La production maraichère de la ceinture parisienne assurait l'autosuffisance d'une agglomération qui comptait alors 2,5 millions d'habitants. Ces pratiques du 19ème siècle nous ouvrent des pistes très intéressantes pour le 21ème siècle, s'agissant notamment du recyclage en agriculture des matières organiques en contexte urbain et péri-urbain.

1000 m2, c'est certes viable, mais sans compter les ha adjacents nécessaires aux interactions écosystémiques. 1000 m2 au milieu d'un parking d'hypermarché, est-ce que cela fonctionnerait ?

F.L. : c'est une des questions essentielles. L'étude visait à montrer que 1000 m² suffisent pour produire assez de légumes pour rémunérer le travail et les investissements. Nous avons montré qu'il est en effet possible de produire beaucoup, mais à certaines conditions. Il s'agit notamment d'organiser le transfert de matière organique afin d'améliorer la qualité du sol des parties cultivées au fil du temps. Certaines fermes peuvent avoir des espaces dédiés à cette production de biomasse (engrais verts, bois...). D'autres ne peuvent pas être  autosuffisantes. Elles peuvent alors se tourner vers les déchets de compostage locaux ou s'adresser à l'éleveur du coin. Dans des exploitations de l'Est de la France, se nouent des relations avec des éleveurs. Je pense à une ferme de 1,8 ha avec 0,8 h de maraichage et 1 ha de pré-verger. L'éleveur fauche et récole l'herbe, en échange de 25 t de fumier. Sur 8.000 m2, ça fait de la matière, le tout dans une économie complétement démonétisée. En fait, dans bien des cas, sur ces petites fermes, ce n'est pas l'espace propre de la ferme qui compte mais le système constitué de la ferme et de son entourage proche. Une des clés essentielles du succès réside dans la qualité du lien social qui les inscrit dans le territoire.

En quoi la qualité du lien social local est-elle déterminante dans le succès des microfermes ?

F.L. : le lien social, il passe d'abord par la vente des produits. Mais de la vente découlent d'autres types d'échange, qui peuvent être matériels, tels que du fumier ou des déchets verts, ou immatériels. Beaucoup de ces fermes sont très peu mécanisées, certes. Mais une fois par an, le voisin prête son tracteur pour que l'agriculteur aille chercher du compost de déchets verts. C'est très intéressant mais c'est aussi ce qui pose problème pour l'analyse comptable, car on a beaucoup de mal à chiffrer la valeur de ses biens matériels et immatériels échangés hors marché. Si l'on s'arrête à la comptabilité actif-passif, on ne comprend rien à la façon dont ces agriculteurs sont capables de dégager du disponible pour des prélèvements privés parfois assez conséquents, jusqu'à 2000 euros mensuels.

Malgré tout, mieux vaut être bon techniquement pour réussir économiquement ?

F.L. : bien sûr ! Les fermes dont les performances égalent ou dépassent l'exemple du Bec Hellouin ont un point commun : l'intelligence écologique, autrement dit la capacité à mettre en place des agrosystèmes dont les interactions entre composantes sont pleinement opérationnelles. Pour réduire l'impact des limaces par exemple, on veillera aux types biologiques des cultures adjacentes et on réservera des micro-espaces non producteurs attractifs pour les gérer plus facilement. Cette intelligence écologique, nécessairement particulière au lieu, dépend des qualités propres des personnes. Il faut savoir observer, comprendre certains mécanismes biologiques fondamentaux, sans forcément avoir une licence en biologie. Il m'est arrivé d'entendre des maraîchers m'énoncer une théorie du fonctionnement écologique de leur ferme, parfois originale, mais qui, pour moi qui suis agronome et écologue, raisonnait complètement avec la science, alors que ces personnes n'avaient jamais lu un article scientifique.

Comment se former à l'intelligence écologique ?

F.L. : il ne faut pas prendre ce qui est écrit dans les livres pour une réalité universelle. Il y a chez les néo-maraichers des gens qui ont l'habitude de lire et qui ont un niveau d'instruction élevé. Ce n'est pas suffisant.  Il faut un esprit critique et une capacité à comprendre en quoi les connaissances livresques peuvent correspondre au lieu qu'on entend cultiver et comment on peut et on doit les adapter à sa propre situation. J'ai pu observer que cette capacité est d'autant plus aiguisée que les néo-maraichers ont eu au préalable une réflexion critique comparable sur le métier qu'ils exerçaient auparavant. J'observe aussi que les gens qui s'installent après un BPREA et un stage de seulement six mois ont souvent plus de difficulté que ceux qui ont pris deux ou trois ans pour découvrir le métier, y compris chez des maraichers standards, en travaillant comme salarié ou bénévole type wwoofer, en changeant de région et de système. En résumé : du compagnonnage plutôt que de l'apprentissage classique.

Les stratégies marchandes à haute valeur ajoutée, type micro-légumes pour restaurateurs, paraissent presque obligatoires ?

F.L. : il n'y a pas plus radin qu'un restaurateur, qui n'a guère d'autre levier que de faire pression sur le prix des matières premières. L'avantage de la micro-carotte ou du micro-fenouil, c'est que vous augmentez considérablement les densités et que vous réduisez les durées de production, donc vous produisez beaucoup sur de petites surfaces. Ce système s'avère aussi très pertinent en AMAP où les gens n'ont pas forcément envie de manger, pendant tout l'hiver, des choux gros comme des camions car plantés tous les 80 cm. Il faut ajuster les désirs des clients avec les intérêts propres du maraicher.

La question des débouchés ou de la concurrence se pose-t-elle aux microfermes ?

F.L. : la problématique de la saturation des débouchés est un horizon lointain, si lointain que j'ai du mal à l'imaginer. Néanmoins, il est vrai que sur des petits marchés, vous pouvez très vite avoir une concurrence entre producteurs. Mais plus l'offre se développe et plus s'ouvrent des créneaux ayant besoin de volumes importants, comme les cantines scolaires par exemple. Pour garantir l'ajustement offre-demande, il faut inventer ou à réinventer des formes de coopération entre les producteurs et les acheteurs, assorties d'un minimum de planification des productions. C'est un peu l'idée qui prévaut quand un éleveur concède un peu de surface pour installer un maraicher et diversifier l'offre en circuit court ou quand un céréalier accueille un éleveur pour jouer de la complémentarité cultures/élevage. Ce système de coopération, qui n'est pas de l'agriculture de groupe mais en groupe, intéresse de plus en plus de jeunes de 25-40 ans.

La pénibilité du travail et l'usure du corps ne sont-elles pas, sur la durée, des angles morts des microfermes ?

F.L. : la pénibilité du travail, c'est un problème pour tous les agriculteurs. Le maraichage l'exacerbe, quel que soit le système. L'usure physique peut venir assez vite. C'est là où le fait de ne pas être tout seul dans sa ferme mais dans un système plus complexe, avec des activités de vente, voire de transformation, peut permettre un recyclage, sans quitter complètement le métier. Cela se heurte à l'individualisme, c'est évident. Il faut aussi arrêter de penser que l'on naît paysan et que l'on meurt paysan. On peut être le producteur, puis celui qui tient la boutique ou celui qui s'occupe des tâches administratives. Cette idée de partage des tâches au sein de collectifs pluriels où chacun garde une part d'autonomie importante, c'est la voie pour sortir de l'usure. Il faut inventer des formes d'agriculture qui ne soient pas des formes de dépendance à vie.

Intelligence écologique et intelligence artificielle sont-elles antinomiques ?

F.L. : la faible mécanisation observée en microferme ne correspond pas à une revendication dogmatique, anti-modernité. Elle a en tout cas débouché sur la mise au point d'outils manuels très ergonomiques, tels que ceux développés par l'américain Eliot Coleman ou par la ferme du Bec Hellouin. Il y a aussi des « geeks » chez les néo-maraichers. Le problème, c'est que les systèmes experts mise en œuvre sur les robots désherbeurs actuellement proposés, par exemple, reposent sur des visions et des modèles scientifiques vieux de 20 ou 30 ans. Il faut que les systèmes experts soient conçus en interaction avec le producteur. On est à un tournant sur les fondements scientifiques qui ont construit le modèle de la modernisation agricole. C'est l'objet de débats feutrés et rudes à la fois entre ceux qui disent : il faut aller vers une science de l'écologie des agroécosystèmes et enterrer avec les honneurs militaires l'agronomie née au 19ème et d'autres qui disent que l'on va continuer à la faire progresser sans rompre le paradigme "productionniste" sur lequel elle s'est construite.

*Centre de formation professionnelle et de promotion agricole

**Brevet professionnel responsable d'exploitation agricole