11 novembre 1918 : Champagne ?

Interdite en temps de paix, la distribution de vin par les autorités militaires est officialisée au déclenchement de la guerre de 1914. Celle-ci a offert une parenthèse à la crise de la surproduction et un piètre réconfort à l’atrocité du conflit.

A la veille de la première guerre mondiale, la France viticole est confrontée à des problèmes structurels de surproduction. Grâce aux porte-greffes américains, les viticulteurs commencent à venir à bout du phylloxera, qui décime doucement mais sûrement le vignoble à partir de 1863. Et grâce au cuivre et au souffre, ils contiennent les attaques de mildiou et d'oïdium. La succession de bonnes récoltes, l'importation de vin d'Algérie ainsi que la fraude, consistant à produire du vin sans raisin sinon à le mouiller ou à le sucrer exagérément, engendrent une chute des prix et une crise profonde. Celle-ci trouve son paroxysme avec la révolte du printemps 1907, tournant à la mutinerie et engendrant la mort de plusieurs civils.

Degré d'alcool, degré d'horreur

La lutte contre la fraude combinée aux aléas climatiques finira par tempérer la production et les esprits jusqu'au déclenchement de la guerre en 1914. Pour améliorer un tant soit peu le sort des Poilus, les autorités militaires accordent pour la première fois la distribution quotidienne d'un quart de litre de vin à chaque soldat, peut-on lire dans « La consommation d'alcool sur le front 14-18 », sur le site de la Mission Centenaire 14-18 Mission Centenaire 14-18. Une ration qui sera portée à un demi-litre en 1916 et trois-quarts de litre début 1918, auxquels s'ajoutent 6,25 centilitres d'eau-de-vie, témoignant en quelque sorte d'une indexation de la dose d'alcool sur le degré de souffrance et d'horreur de la guerre. Les viticulteurs ne tireront pas grand profit des canons de vins absorbés dans les tranchées. D'abord parce qu'une partie de leur récolte est réquisitionnée et faiblement rémunérée. Ensuite parce que les viticulteurs constituent, avec les agriculteurs dans leur ensemble, la chair à canon du premier conflit mondial. La guerre n'effacera pas plus les rancœurs entre belligérants que les crises viticoles récurrentes tout au long du XXème siècle.

Esprit de corps

Dans son article « Boire et déboires pendant la Grande Guerre », paru dans Le Monde en 2014, l'historien Stéphane le Bras note que « le quotidien des poilus est incontestablement construit entre 1914 et 1918 sur des valeurs et des pratiques communes, constitutives d'une identité largement diffusée au sein de l'armée française autour du partage, de la solidarité, de la fraternisation. Si cette identité, articulée autour de la notion d'esprit de corps, est en partie instrumentalisée par le discours officiel, il n'en reste pas moins qu'elle s'inscrit dans des pratiques attestées au front ou à l'arrière. Celles-ci conditionnent, structurent et codifient l'adhésion au groupe à partir d'un certain nombre d'activités collectives dont la consommation d'alcool (vin ou spiritueux) fait manifestement partie ». Les occasions ne manquent pas : montée en première ligne, redescente le cas échéant, bonne nouvelle en provenance de l'arrière ou du front, travaux pénibles, célébration, fête nationale... Les sources ne tarissent pas. « Les soldats peuvent ainsi se fournir auprès des structures mises en œuvre par l'armée française au front : camions-bazars à partir de 1915, puis coopératives militaires, dont la généralisation est mise en œuvre par l'état-major à partir de l'automne 1916 », indique l'historien. Les estaminets prolifèrent et les consommations parfois excessives entrainent parfois des dérives, contrecarrant la discipline militaire. L'état-major ne tardera pas à réagir, en interdisant très tôt la consommation d'absinthe, puis des apéritifs et alcools forts, avant de réglementer l'activité des négociants et des débits de boisson. « Paradoxalement surtout, ces mesures sont prises dans un contexte d'augmentation des rations journalières, signe tangible que les autorités militaires sont contraintes d'accepter un compromis entre des mesures prophylactiques générales et des applications sur le terrain plus circonstanciées, nuancées et pragmatiques », relève Stéphane le Bras. Des dispositifs de prévention sont mis en œuvre pour lutter contre l'alcoolisme dans les troupes. C'est après la guerre de 14-18 que sont apparues les premières campagnes d'information pour lutter contre les méfaits de l'alcoolisme.

Du Champagne, à défaut d'eau potable ?

Si les soldats sont majoritairement approvisionnés en vin rouge, c'est au cœur d'un fameux vignoble produisant des vins blancs effervescents que les Poilus mènent en partie le combat. Durant les quatre années de guerre, la ligne de front se déplacera de part et d'autre du vignoble champenois, au gré des attaques alliées et ennemies. Pénalisée par les maladies et ravageurs mal combattus, par des difficultés d'approvisionnement en tout genre (sucre, bouteilles, bouchons, muselets...) et par une diminution de la main d'œuvre disponible, la production de Champagne est divisée par deux pendant le conflit. « Entre 1914 et 1918, les superficies en production ont diminué de 40 % et il ne reste que 6 000 hectares en rapport, dont 2 650 de vignes greffées, modeste embryon du futur vignoble reconstitué », peut-on lire sur le site de l'Union des Maisons de Champagne. Les expéditions sont également rendues délicates par les bombardements affectant les transports routiers, ferroviaires et maritimes. "Le champagne a-t-il aidé les Alliés à gagner la guerre, » s'interroge l'Union des Maisons de Champagne  ? « Il est bien certain qu'il y avait beaucoup de bouteilles vides dans les fossés des routes de Champagne. Mais de là à imputer au vin de la province un rôle réel dans l'issue des opérations militaires, il y a un grand pas qu'il serait imprudent de franchir. Ce que l'on peut seulement affirmer, c'est que les Allemands ont réquisitionné ou, pour employer un terme d'origine militaire, chapardé du champagne chaque fois que les hasards de la guerre le leur ont permis et que... les soldats français et alliés en ont fait tout autant ».

L'Allemagne, un pays ami, doublé d'un bon client en 2018

Il faut dire aussi que l'eau potable faisait grandement défaut. L'exposition temporaire « l'ivresse de la bataille », qui se tenait au Musée de la bière de Stenay (Meuse), fait quant à elle mention de la consommation de limonade par les troupes allemandes, en substitut à l'eau insalubre et à l'alcool. Aujourd'hui, selon FranceAgriMer (chiffres 2016), l'Allemagne figure au premier rang des importateurs de vin français en volume (15,5 % du total monde) et troisième en valeur (8,4 % du total monde), derrière les États-Unis et le Royaume-Uni. S'agissant des spiritueux, notre voisin et ami occupe le troisième rang en volume et le cinquième en valeur. Pas de chiffre concernant leur rapport à la limonade. A voir, peut-être, du côté des limonadiers français. Sans modération.