Aux Etats-Unis, le désarroi des petits producteurs de lait bio

Plombés par une production abondante, déstabilisés par l'essor de fermes géantes, concurrencés par les laits végétaux: les temps sont durs pour les petits producteurs américains de lait bio qui font le dos rond en espérant ne pas avoir à mettre la clé sous la porte.

"Aux prix actuels, je perds de l'argent", constate Spencer Aitel, éleveur de 55 vaches dans le Maine (nord-est). A la demande de sa coopérative, il a dû diminuer son troupeau de 20%. Etabli en bio depuis 1996, il a remboursé l'essentiel de ses dettes et attend juste que la crise se passe. "Sans doute pas en 2018, peut-être en 2019", prédit-il. "Mais les plus jeunes sont en panique, beaucoup tentent de trouver une façon de s'en sortir".

Les coopératives alléchées par l'engouement des consommateurs pour les produits bio ont courtisé ces éleveurs, incitant les fermes existantes à s'agrandir ou les producteurs de lait conventionnel à se convertir. Mais après plusieurs années de croissance à deux chiffres, les ventes ont ralenti. Elles ont même stagné en 2017, restant aux environs de 5,5% des parts de marché du lait.

Les Américains consomment de façon générale moins de lait, certains plébiscitent des produits alternatifs comme les laits de soja ou d'amande, d'autres hésitent face à l'écart persistant entre les prix du bio et du conventionnel (respectivement 5,29 et 2,79 dollars la brique de 1,9 litre dans un supermarché new-yorkais mardi). La demande s'est donc tarie juste au moment où arrivaient sur le marché de nombreux éleveurs fraîchement convertis et où, après une à plusieurs années de sécheresse, la production repartait de l'avant dans les exploitations existantes.

19 800 vaches

Face aux surplus, les grands acheteurs comme Organic Valley ou Danone ont imposé des quotas de production ou ont prévenu certains producteurs que leur contrat ne serait pas renouvelé. "La reprise prendra du temps", anticipait en février le groupe français, qui commercialise le lait bio Horizon aux Etats-Unis.

En plus de réduire ses achats, Danone tente d'atténuer la crise en allouant les excédents à d'autres produits comme les yaourts ou les fromages et en lançant des laits "différenciés" comme la gamme "nourri à l'herbe". Les petits producteurs s'inquiètent de l'essor d'entreprises abreuvant le marché de lait moins cher grâce à un système couvrant toute la chaîne de production, à l'instar d'Aurora Organic Dairy. Avec ses 19.800 vaches laitières réparties sur plusieurs sites du Texas et du Colorado et son usine de transformation, la société fournit les plus grandes chaînes de supermarchés du pays.

Selon le ministère américain de l'Agriculture (USDA), les six fermes laitières certifiées bio du Texas comptaient en 2016 plus de vaches que les 486 fermes bio de l'Etat de New York. Que des exploitations de cette taille bénéficient du label bio enrage Jim Goodman, qui gère 45 vaches laitières dans le Wisconsin.

Le prix de son lait a chuté d'environ 30% en deux ans. "Cela reste gérable pour l'instant mais si ça continue, si les gros producteurs de l'ouest du pays continuent à fournir toujours plus, nos laiteries n'auront peut-être plus leur place", s'inquiète-t-il.

Disparition des exploitations  

"Les producteurs de lait bio du Midwest (le centre-nord des Etats-Unis) perdent des parts de marché", confirme l'USDA dans un rapport diffusé le 9 mars. "Même si les coûts de transport du Texas au Wisconsin ajoutent environ 5 dollars au quintal, certains transformateurs de cet Etat ont déjà cessé de s'approvisionner en local pour se tourner vers du lait du Texas", remarque le document.

Comme d'autres, Jim Goodman souhaiterait que l'USDA renforce ses contrôles sur les plus grandes exploitations. Mais en renonçant officiellement lundi à durcir les conditions s'appliquant à l'élevage bio, le ministère ne semble pas disposé à aller dans ce sens.

"Nous produisons juste le lait dont nous avons besoin pour répondre aux demandes de nos clients", se défend Aurora. Pour leur proposer plus de produits, l'entreprise est d'ailleurs en train de construire une deuxième laiterie dans le Missouri (centre). "Nous espérons stimuler une nouvelle demande", fait valoir une porte-parole.

Pour Albert Strauss, à la tête d'une crèmerie artisanale en Californie, cette course à la taille perdra le secteur. Le modèle d'une chaîne agro-alimentaire régionalisée qu'il défend lui a permis de ne réduire que de 5% les volumes et les prix du lait collecté dans les neuf fermes avec lesquelles il travaille, dont la sienne. "Il y avait 4,6 millions d'exploitations laitières en 1940 aux Etats-Unis, il n'en reste plus que 40.000 aujourd'hui", déplore-t-il. "Certains prévoient qu'il n'en restera que 20.000 dans 10 ans."