[Chronique internationale] Aux États-Unis, les filières agro-alimentaires sont ébranlées par la crise

Comment la crise du coronavirus impacte-t-elle les agriculteurs aux quatre coins du globe ? Chaque semaine, retrouvez le témoignage à l’international d’actifs agricoles membres du réseau Nuffield. Ils et elles racontent les mesures mises en place dans leur pays et les adaptations faites sur les exploitations. Cette semaine, nous retrouvons Jean Lonie qui travaille dans le secteur agricole dans le Texas et actuellement pour l'Alliance US Farmers and Ranchers.

Jean, peux-tu te présenter en quelques mots ?

Je travaille dans le secteur agricole aux États-Unis, actuellement pour l'Alliance de US Farmers and Ranchers. Mes expériences précédentes incluent des missions pour le gouvernement, l'enseignement agricole et la communication agricole. J'habite dans le Texas, juste à l'est de la ville d'Austin. Je suis l'une des 6 lauréates de la bourse Nuffield aux États-Unis, et lors de mon expérience Nuffield, j'ai exploré la contribution des lauréats Nuffield dans le débat public. En plus de mon expérience professionnelle, j'ai un doctorat en agriculture et vulgarisation de la Penn State University.

Quelles sont les mesures sanitaires mises en place par le gouvernement dans votre pays pour lutter contre l'épidémie de Covid-19 ?

Les États-Unis ont eu différents niveaux de réponse, pour plusieurs raisons. Le Président et notre gouvernement fédéral ont renforcé les recommandations nationales mais peu ont été prises au niveau sanitaire. Cela est dû en partie à la configuration même de notre gouvernement fédéral qui a été conçu pour avoir des actions fédérales limitées et soutenir les droits des États à définir leurs propres stratégies. Cette organisation est discutable pour faire face à une pandémie mais elle reflète la constitution de notre pays qui priorise les actions des états.

Au cours des dernières semaines, le gouvernement fédéral a publié des directives pour limiter les rassemblements à moins de 10 personnes ; et la semaine dernière, ils ont recommandé de porter des masques en public. En arrière-plan, il y a eu de la coordination (et parfois des disputes !) entre le gouvernement fédéral et les États concernant les fournitures dont ils avaient besoin (ventilateurs, respirateurs, masques, etc.).

Dans certains États, les gouverneurs (le plus haut représentant élu de l'État) ont ordonné aux habitants de rester à la maison. Cela signifie que seules les entreprises essentielles peuvent rester ouvertes. Presque toute la nation fonctionne désormais avec des lieux publics fermés ; de nombreux restaurants locaux ont fermé et ceux qui sont encore ouverts ne peuvent recevoir que des commandes à livrer ou à emporter - il n'y a donc pratiquement pas de rassemblement en public. Au-delà de cela, il y a un large éventail d'actions mises en place.

Comme je l'ai précisé, certains gouverneurs ont été très proactifs pour décider de la fermeture des écoles, du maintien des citoyens à la maison et des mesures de distanciation sociale pour aplanir la courbe. La Pennsylvanie en est un bon exemple et New York a déployé des efforts importants pour essayer de gérer l'impact là-bas, car elle est très peuplée. D'autres États, comme la Floride, ont été plus lents à mettre en place des mesures de confinement en raison des préoccupations économiques.

Au Texas, notre gouverneur a pris des décisions au niveau de l'État mais a donné aux dirigeants de chaque comté le pouvoir de prendre leurs propres décisions locales (nous avons 254 comtés dans l'État). Dans le comté dans lequel j'habite, nous sommes maintenant sous le régime du maintien à domicile. Vous pouvez sortir pour des achats essentiels, pour faire de l'exercice, etc., mais de nombreux magasins sont fermés et les travailleurs des secteurs non essentiels sont priés de rester chez eux. Pour nous, le juge du comté (notre élu le plus haut gradé) a rendu la semaine dernière le port du masque obligatoire dans la plupart des espaces publics. Il avait précédemment fermé les bâtiments publics, les parcs et les espaces communs.

Aux États-Unis, l'objectif est d'essayer d'aplanir la courbe / l'impact en faisant en sorte que les gens restent à la maison et restent éloignés les uns des autres. Vous pouvez deviner la dynamique politique qui entre également en jeu - d'autant plus que c'est une année d'élection présidentielle pour nous.

De quelle manière cette situation impacte les agriculteurs ?

Alors que la pandémie déferle, nous constatons de nombreux effets dominos au niveau des exploitations. La bonne nouvelle est que le système alimentaire a tenu la plupart du temps. Un des défis réside dans le changement extrême de comportement des consommateurs et de leurs achats. Pour une raison quelconque, les gens ici ont accumulé du papier toilette et des aliments de longue conservation comme les conserves, les pâtes, la sauce, le riz et les haricots... malgré le fait que la nourriture a toujours été produite et livrée. Avec les gens qui achètent davantage dans les épiceries (car ils ne peuvent plus aller au restaurant autant qu'avant), il a fallu un peu de temps pour refaire des stocks dans les magasins et pour que ce phénomène d'accumulation se calme un peu.

Au niveau des fermes, nous avons travaillé au niveau national et fédéral pour s'assurer que les fermes/ranchs et les autres entreprises agricoles soient reconnus comme "essentiels" – c'est à dire qu'ils peuvent continuer à travailler et à circuler selon les besoins de leurs activités professionnelles pendant cette période de confinement. C'est important car certains agriculteurs ont des parcelles dans plusieurs comtés ou Etats ; il y a toujours besoin de se déplacer pour les animaux ou les plantes.

Gérer le travail est une énorme préoccupation pour les agriculteurs en ce moment. A la fois en termes de recrutement de travailleurs agricoles : avec la fermeture des frontières du pays et la fermeture des ambassades/bureaux officiels au public, il a été difficile de traiter les dossiers pour les ouvriers et les travailleurs agricoles venant d'autres pays. De plus, il y a eu des problèmes d'absentéisme sur certaines exploitations et du côté de la transformation en raison d'arrêt maladies et de problèmes de santé. Nous avons quelques ateliers de conditionnement de viande qui ont fermé en raison des épidémies de COVID-19 ; cela nuit aux prix et créé un problème de transformation car il y a peu d'autres endroits où l'on peut envoyer les bovins, les poulets ou les porcs. Pour les producteurs de volaille, c'est un problème énorme car il s'agit d'une production « juste à temps » où les bandes se renouvellent toutes les 6 à 8 semaines. Donc, si un atelier de transformation de volaille n'a pas assez de personnel pour traiter autant de volailles que d'habitude, cela crée un engorgement. Si les poulets ne peuvent pas être transformés, il n'y a nulle part où les mettre – d'un côté parce que l'éleveur va avoir un autre lot qui va arriver et parce que si vous continuez à nourrir les poulets, ils seront trop gros pour les lignes de transformation.

Avec la fermeture des écoles et la baisse de la consommation dans les restaurants (parce qu'ils sont partiellement fermés ou plus limités dans ce qu'ils servent) la demande pour de nombreux produits a chuté et l'offre est très élevée. Cela dresse un très mauvais scénario pour les agriculteurs dont les produits pourrissent dans les champs (fruits et légumes) et pour les producteurs laitiers qui sont invités par les transformateurs à jeter leur lait. Cela met en évidence certaines faiblesses dans l'organisation des filières et certaines pressions du marché qui sont supportées par les producteurs.

Les prix du carburant baissent en ce moment, ce qui est un point positif alors que les agriculteurs commencent la saison des semis de printemps. L'endettement des agriculteurs était déjà problématique et la situation actuelle complique beaucoup la tâche des producteurs. L'inconvénient est que la baisse des prix du carburant signifie qu'il n'y a presque pas de marché pour l'éthanol à base de maïs ; c'est donc un double coup pour les producteurs de maïs qui peut avoir un impact sur les décisions de semis de maïs cette année.

Le commerce mondial étant actuellement suspendu, certaines filières ont déjà subi des impacts financiers majeurs. Le coton américain, par exemple, a connu une énorme baisse des prix en raison de l'arrêt des exportations mondiales - ils ne peuvent pas exporter les balles de coton hors du pays ; les prix sont maintenant en baisse de 0,10 $ par balle par rapport au 1er janvier 2020. Cela pourrait également entraîner une diminution de la superficie plantée en coton pour la prochaine saison.

Comment les agriculteurs s'adaptent-ils à cette situation sur leurs fermes ?

Nos agriculteurs et éleveurs brillent en matière d'adaptation et j'espère que le plus grand nombre d'entre eux pourra trouver les moyens de surmonter cette tempête.

- Une ferme familiale dans le secteur de la viande au Tennessee a décuplé ses efforts pour faire de la vente directe aux consommateurs et effectue des livraisons de viande pendant la pandémie. Nous constatons également une augmentation des offres de services de livraison de lait et produits laitiers.

- Certains producteurs de fruits et légumes lancent des commandes en ligne / par téléphone, puis ont des points de distribution sur des parkings publics. Ce sont des échanges sans contact qui garantissent un débouché pour l'agriculteur et un accès à des aliments frais pour le consommateur.

- De plus gros producteurs qui doivent faire face à des problèmes de main-d'œuvre et de transformation mettent en place des "ventes flash" locales où toute personne qui peut s'y rendre peut acheter des produits à très bas prix. J'en ai entendu parler pour des pommes de terre, des poulets et certains légumes.

- De nombreux agriculteurs trouvent des moyens pour s'adresser directement au consommateur ou de s'associer avec des restaurants locaux pour fournir des produits frais. Pour aider à fournir de la nourriture aux consommateurs, le gouvernement a accepté de permettre aux restaurants de vendre des produits alimentaires en vrac comme des épiceries. Habituellement, il existe des restrictions à cela, mais nous essayons de maintenir en marche le système alimentaire par tous les moyens et d'aider tous les citoyens à avoir accès à la nourriture.

- Certaines cultures pourraient voir leurs surfaces augmenter en raison de leur rentabilité et de leur potentiel commercial. Le sorgho semble être sur le point de croître en termes d'acres plantées.

- Le gouvernement et les dirigeants locaux tentent de trouver des moyens d'absorber l'excédent par le système alimentaire caritatif (banques alimentaires). Tant de personnes sont aujourd'hui au chômage que le nombre de citoyens qui ont besoin de l'aide pour s'alimenter augmente très rapidement. Le système a du mal à avoir suffisamment de nourriture pour répondre à la demande et à avoir également tous les bénévoles sur lesquels il compte généralement pour effectuer les livraisons des produits alimentaires. Notre communauté organise des distributions en plein air une fois par semaine, mais les bénévoles qui s'occupent normalement de tout sont (pour la plupart) dans des catégories d'âge et de santé qui les rendent très vulnérables au Coronavirus. Ainsi, obtenir de la nourriture est à l'heure actuelle un défi accru, tout comme avoir des gens pour aider à distribuer la nourriture et distribuer les produits de manière à assurer la sécurité de tout le monde.

C'est vraiment un défi pour les producteurs, avec des impacts particulièrement néfastes sur le secteur laitier. Il n'y a aucun moyen infaillible d'y remédier, mais les agriculteurs et les éleveurs du monde entier sont des éternels optimistes.

Les agriculteurs américains recherchent des partenariats innovants pour aider à réduire les risques financiers et, en ce moment, nous voyons les producteurs se rapprocher des consommateurs. Cela ne fonctionne pas pour chaque ferme ou type de ferme, mais cela peut aider certaines de nos exploitations à surmonter cette tempête. Étant donné que 97% des exploitations agricoles américaines sont familiales, le soutien de nos exploitations agricoles est important pour nos communautés locales (principalement rurales). Tout cela est exacerbé par le fait que le chômage aux États-Unis est monté en flèche, de sorte que les achats de nourriture et les habitudes d'achat des consommateurs sont appelés à se modifier considérablement dans les semaines, les mois et peut-être les années à venir.

J'espère que cela vous donne une idée de ce qui se passe ici aux États-Unis. Les choses évoluent rapidement, mais nos agriculteurs et éleveurs continuent à travailler dur pour assurer la continuité du système alimentaire qui peut être perturbé mais pas brisé.

La bourse Nuffield comme catalyseur de changements - Qu'est-ce qui rend ce réseau spécial ?

Jean Lonie : "Je pourrais passer des heures à répondre à cette question ! Ce qui rend l'expérience Nuffield particulière c'est le réseau d'amis/pairs/mentors que l'on développe. Avec Nuffield vous ne vous contentez pas d'aller voir d'autres pays ; vous découvrez ces producteurs incroyables de nourriture, de fibres et d'énergie qui vous aident à mieux comprendre leurs pays et cultures – et aussi les meilleurs pratiques agricoles qu'ils développent et adoptent sur leurs fermes. Cet accès privilégié à des personnes innovantes combiné à l'opportunité de se faire des amis proches à travers le monde est une chance rare. Je me sens vraiment comme une meilleure membre de ma communauté locale ici, grâce à tout ce que j'ai vu à l'étranger et les contacts que j'ai. La famille Nuffield c'est celle que je contacte quand j'ai besoin d'un conseil, d'un soutien ou d'idées – et celle à qui je suis heureuse de rendre la pareille quand d'autres lauréats ou agriculteurs me contactent."

Propos recueillis par courriel par Yolène Pagès et David King, membres bénévoles de l'association Nuffield France.

La bourse Nuffield existe en France grâce à l'action de l'association Nuffield France, reconnue d'intérêt général. C'est une opportunité pour les actifs agricoles français de mener une réflexion pour améliorer leurs pratiques et de s'ouvrir au contexte international par le biais de voyages et de la pratique de la langue anglaise notamment. C'est un outil à disposition des filières et entreprises agricoles au sens large (élevage, culture, foresterie, aquaculture, ...) pour promouvoir l'émergence d'une agriculture créative, performante et responsable, sans a priori sur les modèles et solutions innovantes.

Le réseau Nuffield est en constant développement et est présent en Europe (Royaume-Uni, Irlande, Pays-Bas), Amérique du Nord (Canada et Etats-Unis), Amérique du Sud (Brésil, Chili), Afrique (Zimbabwe), Asie (Japon) et Océanie (Australie et Nouvelle-Zélande).

Nos actions reposent sur le travail de nos membres bénévoles et sur les dons de nos partenaires : Confédération Nationale de l'Élevage, Crédit Agricole, Actura, Axema, Cultivar et les Chambres d'agricultures. 

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