Agriculture et société, un désamour à la française

Les relations chagrines entre l’agriculture et la société sont-elles le résultat d’un éloignement réciproque de ces deux mondes ? L’agriculture a-t-elle oublié ses valeurs intrinsèques, que les consommateurs affectionnent tant ? Ou s’agit-il de questionnements de « bobos minoritaires » ? Le débat est ouvert.

Comme chien et chat, l'agriculture et la société n'en finissent pas de se chamailler. Afin de décrypter les rapports complexes et paradoxaux entretenus entre les agriculteurs et les consommateurs, le think tank « Sol et civilisation » a organisé une soirée débat à l'occasion de ses 26e Assises, le 23 novembre, à Paris. Retour sur une partie des échanges... 

Des trajectoires divergentes

L'agriculture et la société empruntent deux trajectoires divergentes. « L'agriculteur qui produit des céréales a les yeux davantage rivés sur la bourse de Chicago que sur le prix de la baguette à Paris », constate ainsi Bernard Chevassus-au-Louis, président de l'association Humanité et biodiversité.  

A contrario, de moins en moins de consommateurs français ont un agriculteur dans leur famille. Ils vivent « dans un monde de plus en plus artificialisé » et ont construit une image de la nature comme « antidote », une nature idéale propice au repos. Quant aux agriculteurs, ils considèrent la nature « comme un outil de production », où les haies et les mares n'ont plus lieu d'être, caricature Bernard Chevassus-au-Louis.

« On ne parle pas assez des valeurs »

La représentation de l'agriculteur s'est complètement transformée depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Comme le souligne Catherine Larrère, philosophe, le terme de « paysan » a été remis en cause, pour préférer celui d'« exploitant agricole ». Au fil des décennies, plusieurs coups de canif ont été donnés à la fonction nourricière des agriculteurs : crises de surproduction, problématiques de pollution, inquiétudes sur la santé...

« L'agriculture ne donne pas les bonnes réponses » à ces questionnements, estime Catherine Larrère. « Ce qui me frappe, c'est que la réponse des représentants des agriculteurs se situe presque toujours sur le plan technique et économique. Jamais sur le plan symbolique et éthique », lance-t-elle. Alors que la profession agricole tente de construire de nouveaux ponts avec les consommateurs, en peaufinant sa stratégie de communication, le jugement de la philosophe est sans appel : « on ne parle pas assez des valeurs ».

Des personnes « sans rien » dans leur assiette

« Une fraction de la population veut du sans gluten, sans OGM, sans viande, sans pesticides... Quand beaucoup de personnes sur la planète sont sans rien dans leur assiette », nuance Sébastien Abis, chercheur à l'institut de relations internationales et stratégiques (Iris). Il poursuit : « nous avons tendance à mettre essentiellement l'accent sur des questions qualitatives. Ce curseur ne peut pas être exclusif, car nous sommes tous dépendants du travail des agriculteurs ».

Le chercheur insiste sur « l'importance stratégique » accordée à l'agriculture dans de nombreux pays, alors que le climat change et que le monde ne se pacifie pas.  Il regrette que la France ne partage pas la même dynamique. Il questionne : « que s'est-il passé en France en Europe ? Nous avons cru que le 21e siècle serait celui des services et de l'immatériel. L'agriculture est sortie des écrans radars politiques et médiatiques, ne revenant qu'à l'occasion de scandales alimentaires, qui sont marginaux ». 

« Un truc de bobos »

L'amélioration qualitative de l'offre alimentaire est-elle une question réservée aux riches ? « Il est faux de dire que les questions environnementales sont des soucis de luxe. Elles sont vitales dans quantité de pays du Sud », précise Catherine Larrère.

Deux alternatives s'offrent aux agriculteurs français, résume Bernard Chevassus-au-Louis. Les nouvelles attentes de la société peuvent être perçues comme « un truc de bobos minoritaires ». Autre possibilité : les agriculteurs peuvent tenter de profiter du « capital de confiance » dont ils bénéficient encore en tant que médiateurs entre la nature et la société. L'enjeu est de savoir « qui va se saisir de ces nouvelles attentes et qui va récolter la valeur », souligne-t-il.