Le prix des bovins à contre-courant du covid-19

Si la pandémie du covid-19 a eu tendance à tirer de façon plus ou moins forte les prix alimentaires à la hausse à travers à travers l’Europe et notamment en France, la filière bovine s’est alarmée des prix de rémunération aux producteurs encore plus bas que les années précédentes. Des raisons conjoncturelles expliquent cette tendance très inquiétante pour l’avenir de la filière, et interrogent sur ses fragilités structurelles.

L'évolution des tendances de consommation de ces dernières semaines en période de confinement aurait pu laisser présager une embellie pour le secteur de la viande bovine, plongée dans un marasme économique depuis une dizaine d'année. Les ventes de viande en boucherie sur les cinq premières semaines de confinement (semaines 12 à 17) ont été parmi les seules (avec les fruits et légumes) à tirer leur épingle du jeu dans la consommation de produits frais traditionnels, circuit de vente pourtant délaissé par les consommateurs pendant le confinement du fait de la peur des contacts avec la clientèle et les employés des magasins, ainsi que par des comportements d'achats centrés vers des produits essentiels et faciles à préparer. D'après les données de l'IRI, les ventes de viande de boucherie ont progressé de +10 % par rapport à la même période en 2019, alors que les autres catégories de produits ont accusé une forte baisse (-32 % pour la boulangerie-pâtisserie, -25 % en poissonnerie). Les ventes en Drive ont notamment fait un bon très important, avec une progression de +169 % des ventes de produits bouchers-charcutiers par ce canal dans le même laps de temps.

La rémunération des producteurs pourtant au plus bas

Cette dynamique des ventes ne se traduit pas sur la rémunération des producteurs de viande bovine, qui apparaissent même à l'inverse à son plus bas niveau sur ces cinq dernières années (graphique). La cotation moyenne pondérée des gros bovins entrée-abattoir accuse sur la dernière semaine d'avril une baisse de plus de 10 centimes le kilo par rapport à la moyenne quinquennale, et même de 15 centimes par rapport à l'an dernier. Ce prix apparaît en dessous du coût de production moyen dans les élevages, estimé à 4,89 €/kg sur la base d'un indicateur construit par la Fédération nationale bovine (FNB) dans le cadre de la loi Egalim. Un prix si bas qui a poussé la FNB a alerté sur ces prix trop faibles, notamment en appelant les éleveurs à restreindre les sorties d'animaux pour mettre la pression sur les abatteurs et les distributeurs.

Ce constat est d'abord la traduction d'un effet conjoncturel concernant le marché de la viande bovine et la consommation alimentaire des ménages. Les cotations européennes des bovins laits et viandes sont particulièrement interconnectées, et la pandémie a profondément impacté le fonctionnement de ce marché. Les restrictions aux frontières ont touché les flux d'exportations de viande bovine et contraint les pays exportateurs intra-européens tels que la Pologne, l'Irlande et les Pays-Bas, à garder une partie de leurs animaux sur leur territoire, provoquant un important déséquilibre de l'offre. D'autre part, la perturbation des échanges et de la consommation de produits laitiers a provoqué une dégradation de la valeur du lait (plusieurs dizaines de millions de litres ont été détruits depuis le début de la crise en Europe) et des effectifs de bovins laits.

Le levier économique pour les éleveurs est donc d'accélérer le rythme des réformes des vaches laitières, provoquant un afflux des animaux dans les abattoirs entrant directement en concurrence avec les races à viande. Ces abattoirs sont aussi confrontés aux répercussions de la pandémie en matière de main-d'œuvre, avec des cas d'absentéisme et d'arrêts maladies sur leurs sites (de 15 à 30 %), et se retrouvent donc en sous capacité de main-d'œuvre pour traiter tous ces volumes.

A cette congestion de l'offre en viande bovine s'ajoute également un problème de déséquilibre matière dans la valorisation des carcasses avec une surconsommation de viande hachée au détriment des pièces de qualité. En effet, la fermeture du débouché de la restauration hors domicile (RHD) a été particulièrement préjudiciable pour les pièces arrière (aloyau, entrecôte), les français consommant une importante part de ces produits en restauration collective ou commerciale. De plus, du fait du confinement, les ménages se retrouvent à faire davantage de repas et pour plus de personnes, notamment avec la présence quotidienne des enfants. Les ménages vont donc privilégier des pièces faciles à préparer et les plus appréciées, notamment par les enfants, soit précisément les steaks-hachés dont les ventes ont progressé de +34 % en frais et de +68 % en surgelés sur le premier mois de confinement.

Ainsi, les pièces de qualité non valorisées en RHD se retrouvent dans des préparations hachées afin de répondre à cette forte demande et de ne pas gâcher une marchandise qui ne trouverait pas preneur, en contrepartie d'une dégradation de la valeur de la carcasse. Sur la base d'une étude[1] de l'Agriculture and Horticulture Development Board (AHDB), il est estimé que 43 % de la carcasse d'un bœuf au Royaume-Uni est valorisée en haché. Avec le confinement, cette proportion serait d'environ 63 %, ce qui équivaudrait selon l'Institut de l'élevage (IDELE) à une perte de valorisation de la carcasse de bœuf de 9 %. En remarque, une valorisation de la carcasse à 100 % en haché diminuerait de 30 % la valeur totale de la carcasse par rapport à une découpe traditionnelle.

Ces explications conjoncturelles ne doivent pas occulter les défauts d'organisation de la filière, et qui ont progressivement dégradé la répartition de la valeur ajoutée ces dernières années : défaut d'une contractualisation de long terme sur la vente des animaux, opacité et présence d'intermédiaires trop nombreux le long de la chaîne de valeur, concentration du pouvoir de marché dans l'aval industriel et de la distribution. D'après les analyses de l'Observatoire de la formation des prix et des marges (OFPM), le coût entrée-abattoir ne représentait plus que 46 % du prix de la viande de bœuf au détail en 2018 contre plus de 53 % en 2013[2]. Ces quelques centimes, et même cet euro, manquant dans la rémunération des éleveurs ne pourront être récupérés que par la construction d'une organisation collective de filière, qui avance encore malheureusement en ordre trop dispersé. S'entendre sur 1 euro symbolique, un défi qui semble pourtant de taille. 

[1]https://ahdb.org.uk/news/how-much-is-each-cut-of-beef-worth-towards-the-total-retail-value-of-the-carcase-meat

[2] Voir page 122 du rapport 2019 : https://www.franceagrimer.fr/filiere-horticulture/Actualites/Rapport-2019-de-l-Observatoire-de-la-formation-des-prix-et-des-marges-des-produits-alimentaires

Article extrait de la Lettre économique des Chambres d'agriculture n°404 - mai 2020 - Quentin Mathieu - APCA