Chauffage des serres : une bio à plusieurs degrés ?

Autorisé par le règlement européen – actuel et futur – de l’AB, le chauffage des serres est source de dissensions franco-françaises. Aux vertus sanitaires et sociales vantées par les uns s’opposent la défense de saisonnalité et la gabegie énergétique des autres. Ces deux derniers points pourraient faire l’objet d’un compromis, face à des compétiteurs et distributeurs moins scrupuleux.

Avec la rotation des cultures ou encore le recours, par dérogation, à des semences conventionnelles non traitées, la question du chauffage des serres taraude la bio. Une question débattue actuellement au sein du Comité national de l'agriculture biologique (Cnab), l'instance chargée de proposer un guide de lecture du règlement de l'AB lorsque le droit européen offre matière à interprétation. En l'espèce, le règlement européen est sans ambiguïté : il autorise le chauffage des serres, dans sa version actuelle comme dans sa future mouture entrant en vigueur en 2021. Dans ces conditions, pourquoi se poser des questions, si ce n'est pour nourrir cette passion française pour le psychodrame ? « Ne reproduisons pas les erreurs qui ont été faites en conventionnel », argumentait Bertrand Féraut, maraicher bio dans le Gard et président de la coopérative Uni-Vert, à l'occasion d'un débat au dernier MidFel. « On a produit à outrance, les acheteurs nous ont vu arriver comme des grives et se sont régalés. Donc soyons prudent, faisons une bio éthique et durable. Le consommateur ne va pas comprendre qu'on brûle du fioul pour chauffer des serres et produire des légumes en dehors de leur cycle naturel ».

L'énergie, alliée du bio

Le chauffage des serres bio est cependant une réalité, quoique relativement anecdotique. Selon des chiffres recensés par le Cnab, environ une centaine d'ha de serres conduite en bio serait assortie d'un dispositif de chauffage en France. Mais les projets en cours, portés par la croissance du marché bio, inquiètent les pourfendeurs de cette pratique, au premier rang desquels figurent la Fnab et le Synabio. pour des motifs éthiques et énergétiques. La question énergétique interfère avec la saisonnalité, mais pas seulement. « Dans le cadre du Cnab, il serait sans doute souhaitable de border un certain nombre de règles de façon à respecter le cycle naturel des productions », estime Georges Guézénoc, maraicher bio dans le Finistère, président de la section bio du Cerafel, une association de sept OP. « Mais je ne suis pas partisan de renoncer à l'énergie. En station expérimentale, on s'est aperçu que le chauffage permettait de contrôler un certain nombre de problèmes sanitaires, en bio comme en conventionnel. A titre personnel, je n'ai pas trouvé d'autre solution que le désherbage thermique pour produire des endives bio. Doit-on renoncer au stockage en frigo des pommes de terre au profit d'un anti-germinatif chimique ? Si on élargit la question énergétique à d'autres productions, faut-il renoncer au séchage du foin en grange, une technique très prisée des éleveurs laitiers bio ? ».

Du chauffage aux vertus sanitaires

Installé dans le Morbihan et exploitant une serre de 17.000 m2, Henri Jehanno, en cours de conversion, loue les vertus du chauffage. « Avant de me convertir au bio, j'ai cultivé sous tunnel avant de passer sous serre et en hors-sol, avec un système de rail ménageant la pénibilité », indique-t-il. « A cette occasion, j'ai réussi à conduire certaines productions sans aucun traitement phytosanitaire, en jouant sur la maîtrise de l'hygrométrie et de la température. En cours de conversion en bio, mes salariés sont très contents de remettre les mains dans la terre tout en conservant le confort apporté par le système de rail. Je me fixe l'objectif de ne pas traiter. Je pense que c'est possible. Grâce au chauffage, j'ai pu déjouer une attaque de mildiou sur des tomates plantées fin janvier. Cela me désole un peu de voir des jeunes producteurs réinventer ce que l'on a fait il y a 30 ou 40 ans. Il ne faut pas renoncer à faire du bio un peu plus technologique. Je pense que c'est aussi le moyen pour des maraichers en hors sol de muter vers une production en sol et en bio, tout du moins pour ceux qui ont de bons sols ».

Un label « bio + » ?

Pour Gérard Bernier, maraicher bio dans le Maine-et-Loire, président de l'association Bio Loire Océan, le chauffage est une fausse bonne solution. « Dans les Pays de la Loire, malgré le réchauffement climatique, une tomate plantée en janvier aura peu de chances d'aboutir », déclare-t-il. « C'est prendre des risques d'attaques de maladies, c'est certain. Je préfère respecter le cycle de production avec une mise en place début avril pour un début de production en juin. Au sein de notre organisation, on a créé un cahier des charges pour s'interdire des pratiques « border line ». On continuera de défendre une bio qui nous permet de nous nourrir, de respecter les saisons et de créer des emplois stables et durables. Je le déplore mais je pense que l'on s'achemine vers une bio à deux vitesses ». Sur la même longueur d'onde, Bertrand Féraut s'interroge sur les signes de démarcation à instituer. « Faut-il un label bio français avec un nouveau logo ? Je pense que pour exister demain, on ne pourra confondre la bio éthique telle qu'on la défend avec le reste de la bio. Cette démarche doit-elle être impulsée par les clients ou par l'Inao avec une sorte de label « bio+ » ? Je ne sais pas, en tout cas, il faudra que les consommateurs soient informés ».

Vers des pratiques encadrées

La France a saisi les instances européennes sur la question. Mais si notre pays peut se targuer d'avoir été l'inspirateur du cahier des charges AB, il n'est pas du tout certain que notre voix pèse fortement sur le sujet, dans un contexte où la demande pousse à la roue, avec des consommateurs toujours plus nombreux que des distributeurs se hâtent de rassasier. « C'était plus facile à 6 qu'à 28 », admet Olivier Nasles, viticulteur et oléiculteur en AB dans les Bouches-du-Rhône et président du Cnab. « Dans ces conditions, la bio française doit-elle être mieux-disante, alors que la grande distribution se focalise sur le logo AB, sans autre considération ? A titre personnel, je préfère que le marché soit approvisionné autant que faire se peut par des producteurs français. Le ministre de l'Agriculture, répondant à une question d'un sénateur, a exclu toute mesure génératrice de distorsion de concurrence. Dans ces conditions, une interdiction de chauffer les serres, qui serait portée par le Cnab, ne passerait pas. J'espère aboutir, dans les semaines à venir, à une position de consensus entre les différentes familles de la bio. S'agissant du chauffage, je plaide pour un recours aux énergies renouvelables dans un délais de cinq à sept ans et pour l'instauration de garde-fous en ce qui concerne la saisonnalité ». Ces sujets seront débattus en juillet prochain au sein du Cnab.