1976 : « on coupait des arbres pour nourrir les bêtes »

En juillet 76, en pleine sécheresse, des éleveurs vosgiens s’organisent pour aller presser de la paille en Champagne, à 200 km de là. Une épopée ferroviaire aux souvenirs encore cuisants, voire grisants pour certains protagonistes, aujourd’hui retraités. Attention : papier subjectif, mémoire sélective.

Coussey, la plaine des Vosges, à quelques encablures de Domrémy-la-Pucelle, village natal de Jeanne d'Arc (1412-1431). Au cours de cet été 76, ce n'est pas des voix que guettent les génisses affamées de Nénette et Michel Claude, mais le bruit de la tronçonneuse. « Dès qu'elles entendaient, les bêtes accouraient » se souvient « la » Nénette. Précision : dans cette contrée, à défaut de particule devant le nom, on place un article devant le prénom (on vous épargne les surnoms). « Le » Michel : « on coupait des frênes et des érables au fond du parc. Au bruit de la tronçonneuse, les bêtes accourraient et se ruaient dessus ».

Que nos amis les amis des bêtes se rassurent, en même temps que les défenseurs de la canopée : ce régime et cette pratique n'étaient par l'ordinaire des animaux et du couple d'éleveurs, qui détenaient un peu moins de 30 laitières. Simplement, il fallait pallier le manque d'herbe causé par la sécheresse. Le salut viendra rapidement de la paille. Mais celle-ci n'est pas arrivée par camions et par balles 90X120 cm reprises au télescopique. On est en 76. Et en 37X47.

La guerre des wagons

Toujours à Coussey, Nicole et François Adam, fraichement installés ont alors 25 ans et 60 laitières à nourrir. Et avec d'autres éleveurs, ils commencent à ruer dans les brancards à Epinal pour faire bouger la FDSEA. A Paris, il est décidé de mettre en relation des départements excédentaires en paille avec des départements déficitaires en fourrage. Les Vosges héritent de la Marne.

La SNCF est mobilisée pour assurer le transport de la paille et avant elle, l'acheminement du matériel, dont deux remorques autochargeuses New Holland 1600 et la presse. « C'est dans la Marne que j'ai étrenné ma presse toute neuve, une John Deere 346 », se souvient l'éleveur. « Les autochargeuse,  on a dû les rétrécir en largeur et les raccourcir par le haut pour pouvoir les charger sur les wagons. Tout était boulonné. On a tout remonté à l'arrivée. On n'était évidemment pas les seuls à rapatrier de la paille, c'était la guerre pour avoir des wagons ».

L'autre bataille de la Marne

La dizaine d'éleveurs impliquée, de Coussey et des villages alentour constituent deux équipes. L'une monte au front à Cézanne (Marne) pour presser et charger les wagons, l'autre est restée à l'arrière au village pour réceptionner les wagons. Michel Claude est de la section marnaise, François Adam se fait chef de gare à Coussey. Une guerre éclair d'une quinzaine de jours, autour du 14 juillet.

A partir de là, les témoignages divergent. Mais apparemment, dans cette autre bataille de la Marne, mieux valait être au front qu'à l'arrière. « Là-bas, c'était la foire tous les jours et Champagne à volonté », croit savoir « le » François, dont le frère Bernard, maire actuel de Coussey, est aussi mobilisé sur le front champenois. « C'est vrai que l'on a été très très bien reçu par les champenois », se remémore Michel Claude. « Ça, je ne l'oublierai jamais. Une agricultrice veuve nous a même fait cadeau de sa paille. Mais bon, on chargeait des balles très très lourdes car pressées à fond pour gagner de la place, le tout dans des wagons fermés sous une chaleur infernale. On a failli crever. Après, fallait décompresser ».

Au village, on se presse plus qu'on ne décompresse, d'autant que les autochargeuses sont dans la Marne. Les balles « très très,lourdes pressées à fond », elles sont reprises à la main avant d'être dispatchées dans les fermes. Et dans les fermes en question, il y a des vaches à traire et des enfants en bas âge à nourrir, trois dans la famille Adam, un chez les Claude. Un effort de « guerre » que les femmes n'ont pas oublié non plus. « Les vaches, les veaux, les enfants », c'était du boulot, se rappelle Nicole Adam.

« L'impôt sécheresse, une fumisterie »

Tout le monde en ressortira sain et sauf. Les bêtes aussi. Chance : l'automne 76 et le printemps 77 sont cléments et font que les animaux passeront un hiver relativement court dans les étables et sous les hangars. La paille a permis de faire la soudure. « Mélangée à de la mélasse », précise François Adam, qui se souvient de la peine à l'extirper des bidons de 200 l. Au niveau financier, le bilan est évidemment négatif. Des vaches partiront prématurément à l'abattoir, à 1.400 francs l'animal.  « Entre les surcoûts et les pertes de production, on a perdu 7 briques », se rappelle Nénette Claude.  

Le prix de la paille avait été négocié à 7 centimes (de francs) le kg par les syndicats. Assuré par la SNCF, le transport était payant et seulement partiellement remboursé. Et l'impôt sécheresse ? « Tu parles, une belle fumisterie », jure François Adam. « Si les contribuables imposables ont payé l'impôt, il faut savoir aussi que le dispositif permettait aussi aux épargnants de faire un bon placement avec un bon rendement ».

« Le métier est foutu »

En dehors du prétendu biberonnage au champagne, la sécheresse de 1976 aura eu d'autres impacts positifs. La création de la Cuma des Verriers, quelques années plus tard, est en partie imputable au travail en groupe né lors de l'expédition marnaise. Elle accompagnera le développement du maïs, source d'une (relative) sécurisation des stocks fourragers. Pendant quelques années, les compères commémoreront l'aventure autour de quelques b.... de paille.

Rapidement, François Adam, atteint de brucellose, mettra fin à l'élevage laitier. Michel Claude prendra sa retraite en 1996 à 55 ans et demi. Un truc à faire pâmer des trains entiers de nos cheminots contemporains mais poussé par l'ex-CEE, pour écrémer toujours un peu plus, quelque dix ans après l'instauration des quotas laitiers. Usés, les Claude n'ont pas longtemps hésité d'autant que le « gamin » avait fait le choix de déserter l'agriculture. Sans regret. « Le métier était foutu », confie Michel Claude. « Cela ne s'est pas arrangé depuis. La Pac, elle n'en a rien à f... des paysans français. Aujourd'hui, tout se passe entre l'Amérique du sud et la Russie ».

Dans la famille Adam, un des trois enfants a repris l'exploitation, ce qui permet « au » François de « bassoter », comme on dit en Lorraine, sur l'exploitation. Et au journaliste de réaliser des reportages.