En Ukraine, la peur de la réforme foncière

Depuis une trentaine d'années, Serguï Plaksia dirige une ferme familiale sur de fertiles terres près de Kiev. Aujourd'hui, il craint de tout perdre si le gouvernement ukrainien impose sa réforme foncière malgré les protestations.

Epaulé par son épouse et trois fils, ce septuagénaire plein d'énergie emploie 120 ouvriers pour cultiver essentiellement des céréales sur 2.500 hectares de ces terres si riches qu'elles ont longtemps valu à l'Ukraine le surnom de "grenier à blé de l'Europe". Spécificité ukrainienne, l'exploitant n'est pas le propriétaire de ces champs, constitués d'un patchwork de centaines de petits lotissements loués auprès des villageois des alentours qui les ont reçus en propriété à la suite du démantèlement des kolkhozes soviétiques. Car, la vente des terres arables est interdite. Depuis bientôt 30 ans, et la chute de l'URSS, la propriété foncière reste donc figée et morcelée.

C'est ce que le nouveau président Volodymyr Zelensky, 41 ans, veut changer, en autorisant dès l'automne 2020 la vente de ces terres dans le but de relancer l'économie de son pays, aujourd'hui parmi les plus pauvres et corrompus d'Europe. Mais l'initiative est loin de susciter l'adhésion de tous, tant on craint de voir des hommes d'affaires peu scrupuleux en profiter avant tout. Comme cela a déjà été le cas avec les industries ou les services que se sont accaparés une classe d'oligarques pas toujours recommandables. Si la réforme foncière a été votée dans la douleur en première lecture en novembre, son adoption définitive est loin d'être acquise du fait de résistances dans l'arène politique et dans la rue.

On ne vend pas sa mère

Beaucoup, comme Serguï Plaksia jugent qu'en l'état le texte permettra un rachat massif par de grosses holdings qui, contrairement aux exploitants comme lui, ont des moyens financiers disponibles et un accès aux crédits européens à bas taux. "C'est eux qui vont tout racheter!", lance l'agriculteur, "les petits et moyens fermiers risquent de disparaître". Le gouvernement promet certes des prêts à taux préférentiels, mais selon lui, ce sera insuffisant: "Je vais pouvoir acheter 40 ou 50 hectares, c'est tout". Pour apaiser les peurs, les autorités ont proposé de réduire de 200.000 à 10.000 le nombre d'hectares maximum qu'un propriétaire peut acquérir. Et elles ont promis un référendum sur l'ouverture du marché aux structures étrangères.

Des assurances insuffisantes. Le débat continue de provoquer des disputes acharnées, des bousculades au Parlement et des manifestations de rue en série. Car, sur cette question, dans la culture des Ukrainiens "il y a (aussi) quelque chose d'irrationnel, comme +la terre c'est notre mère, et sa mère, on ne la vend pas+", relève la sociologue réputée Iryna Bekechkina. Dès lors, la majorité du président ne parvient pas à s'unir sur la question, et les très divers partis d'opposition en profitent, quitte à instrumentaliser la situation.

"Crime contre le peuple"

La charismatique ex-Première ministre Ioulia Timochenko proclamait par exemple en décembre que les fermiers ukrainiens "cesseront d'exister, de même que les villages et les aliments de qualité". Dans la rue, des nationalistes ont rejoint une manifestation d'agriculteurs qui a ensuite dégénéré en affrontements avec la police en plein centre de Kiev, faisant 25 blessés. L'Ukraine dispose de 32,5 millions d'hectares de terres arables, soit presque le double de la France. Malgré leur fertilité, la productivité y est cependant bien faible. L'an dernier, la valeur ajoutée y atteignait 440 dollars par hectare contre 2.450 dollars en France. Et le prix moyen de location d'un ha ne dépassait pas 50 dollars en 2017, trois fois moins qu'en Hongrie et cinq fois moins qu'en France, selon la Banque mondiale.

L'interdiction de vente des terres constitue "l'obstacle principal à l'arrivée des investissements" nécessaires, juge dès lors l'institution internationale, estimant que l'Ukraine pourrait gagner jusqu'à 1,5% de croissance annuelle. Pas de quoi convaincre les petits exploitants, persuadés que la corruption gangrenant le pays depuis la chute de l'URSS conduira à la spoliation des fermiers. "Vendre les terres avec une police et des tribunaux aussi corrompus que les nôtres, c'est un crime contre le peuple!", proclame, Anatoliï Kovbel, qui exploite 35 hectares dans la région de Dnipropetrosvk (centre).