Éleveur en montagne, il attaque le loup avec une caméra

Depuis 2015, Bruno Lecomte réalise un travail d’investigation démontant les fables autour du retour naturel du loup, de la cohabitation, des mesures de protection, de la biodiversité. Au fil de ses enquêtes, il s’est forgé la conviction, preuves à l’appui, que le loup était le cheval de Troie d’un processus insidieux de ré-ensauvagement, lui-même prétexte à la monétisation de la nature.

Quand vous êtes journaliste spécialisé en agriculture, ou que vous vous prétendez tel, les dizaines de milliers de vues qu'enregistrent les Youtubeurs lorsqu'ils remplissent une remorque, une citerne, une trémie, un réservoir, une auge ou encore une bétonnière vous laissent un tantinet pantois. Bienheureux d'en réaliser quelques milliers lorsque par exemple, vous évoquez la réalisation de tests génétiques mettant en lumière la présence sur notre territoire de loups hybrides et qui, à ce titre, devraient tout simplement être abattus au motif qu'ils ne sont pas purs, ce que stipule expressément la Convention de Berne. Ce qui équivaut, grosso modo, à régler le problème du loup, ni plus, ni moins.

Mais, par cette même occasion, vous découvrez alors qu'à côté des Youtubeurs, il existe un éleveur-documentariste qui enregistre lui aussi de très fortes audiences en réalisant des enquêtes dignes d'un journaliste d'investigation (que vous n'êtes pas). Cet éleveur, c'est Bruno Lecomte. Lui et son épouse Jeanne élèvent depuis 1999 une cinquantaine de chèvres à la Bresse (Vosges), dont la production est transformée en fromage et vendue en direct sur place, grâce aux visites et dégustations organisées tout au long de la lactation (voir encadré). Le couple exploite aussi un gîte, déneige en hiver pour le compte d'entreprises et de particuliers, élague au printemps, approvisionne en eau en été les habitations dont les sources s'assèchent chaque année un peu plus et défriche enfin à l'automne les pistes de ski fond et de ski alpin.

De quels loups parle-t-on ?

A part ça ? Bruno Lecomte filme. En France, en Allemagne, en Italie, en Roumanie. Depuis 2014, l'éleveur a réalisé une dizaine de documentaires, exclusivement dédiés au loup. Il a commencé par aborder les conséquences de sa présence sur le pastoralisme, l'économie agricole, la fermeture du milieu, la perte de biodiversité, le reflux potentiel des randonneurs et touristes, la primauté indirectement donnée à l'élevage intensif, bien gardé, bien concentré, bien productif, bien complémenté (au soja des Amériques), moins gourmand en espaces et en subventions. Fin 2017, il publie une vidéo-choc de brebis agonisantes avec l'aide du collectif d'éleveurs L113, histoire de ne pas laisser à L214 le monopole de la maltraitance animale.

2017, c'est aussi l'année où le collectif fait procéder à des tests génétiques indépendants de ceux réalisés par l'Office national de la chasse et de la faune sauvage (ONCFS). « Dès 2003, une enquête parlementaire demandait à ce que l'on réalise des tests à l'aveugle et qu'on les compare à ceux de laboratoires étrangers, ce qui n'a jamais été fait », déclare Bruno Lecomte. « L'Etat, qui dispose de 5.000 résultats d'analyse, n'a jamais voulu nous communiquer leur contenu complet et original. Quant à nos analyses, réalisées par le laboratoire allemand ForGen accrédité et certifié Iso 17025 en analyses génétiques médico-légales, elles ont démontré la présence de loups hybrides sur notre territoire. Ceux-ci portent atteinte à l'espèce pure et l'Etat se doit de les éliminer ». Sauf que l'Etat fait de la rétention d'information. Alors, de là à passer à l'action...

Financièrement, Bruno Lecomte puise sur ses propres deniers pour financer ses déplacements. Il a aussi lancé des campagnes de don participatif et bénéficie du soutien du collectif L113, de nombreux éleveurs mettant la main à la poche. A titre indicatif, une analyse, c'est 140 euros.

Un retour pas tout à fait naturel, ou pas que

D'autres éléments révélés par les analyses intriguent l'éleveur : les gènes indiquent la présence de souches du parc de Yellowstone, des souches d'origine russe, mongole ou encore balte, et parfois d'Italie. « Rien à voir avec les prétendues remontées naturelles exclusives d'Italie », commente Bruno Lecomte, qui a longtemps soupçonné certains parcs animaliers (il y aurait 600 loups en captivité en France) d'élever et de relâcher à dessein des loups dans la nature.

La question de la réintroduction par l'Homme n'est pas anodine car elle est strictement interdite. « Pourquoi devrait-on protéger des loups dont la réintroduction s'est faite au mépris de la loi » ? s'interroge Bruno Lecomte, qui poursuit. « En 2018, les éleveurs ont bloqué la ville de Mende en Lozère pour dénoncer le plan loup mais aussi pour exiger des échantillons. Les autorités ont fini par accéder à notre demande, avec une mauvaise volonté sans nom comme en a témoigné la piètre qualité des conditions de prélèvement et conservation réservées aux échantillons du Gévaudan, au mépris des procédures basiques de laboratoire ».

Les échantillons ont malgré tout pu être exploités. Les résultats sont tombés cet été : il y a des gènes communs entre les loups du Gévaudan et des loups présents en France. « Je n'ai pas la preuve qu'il s'agit des mêmes loups », tempère Bruno Lecomte. « Mais la main de l'Homme dans la réintroduction de l'espèce est indéniable ».

De la protection à durée déterminée

Dans certains de ces films, Bruno Lecomte s'attache à démonter les arguments des défenseurs du loup, tels que la prétendue cohabitation entre les loups et les éleveurs en Italie ou encore en Allemagne. Ce qui lui a valu quelques procès, notamment lorsqu'il s'en est pris au biologiste et éthologue suisse Jean-Marc Landry qui dans un documentaire intitulé « en quête du loup », diffusé à plusieurs reprises sur France 3, met en exergue des exemples de cohabitation probants. « Je me suis rendu en Allemagne, tout près de la frontière polonaise, pour vérifier ses dires », explique l'éleveurs vosgien. « La réalité, c'est que le témoignage du seul éleveur interviewé était bidon et que tous les autres éleveurs ne parvenaient pas à maîtriser les attaques de loup, en dépit des clôtures et des chiens de protection ».

Bruno Lecomte a eu gain de cause devant les juridictions helvétiques. « En Italie, on nous dit aussi que cela se passe bien dans des parcs comme celui des Abruzzes », poursuit-il. « Là-bas, les éleveurs sont très bien indemnisés pour les pertes occasionnées et ceux qui la ramènent sont vite remis dans le droit chemin sous forme de pressions administratives. En dehors des parcs, les coûts d'équarrissage sont inférieurs aux aides. Moralité, les éleveurs ne déclarent pas leurs pertes et en viennent à braconner ou à empoisonner les loups. Même le journal Le Monde s'en est fait l'échos, c'est pour dire ».

Pour Bruno Lecomte, les mesures de protection sont un leurre à effet limité dans le temps. « Au début, cela calme les éleveurs car les attaques baissent effectivement. Puis le loup s'adapte, passe au-dessus des clôtures, attaque en présence de patous et de bergers, de jour comme de nuit, dans les parcs et parfois jusque dans les bergeries. Au final, les attaques reprennent et les éleveurs perdent du temps et de l'argent. Tant que le loup n'aura pas peur de l'Homme, rien n'y fera. La chance que l'on a, c'est que les loups sont peu nombreux et que leurs réservoirs d'ovins, caprins et ongulés sont pléthoriques. Les proportions étaient tout autres au cours des siècles passés. Dans les registres paroissiaux et notariés, l'historien Jean-Marc Moriceau a inventorié plusieurs milliers d'attaques mortelles sur des humains, majoritairement des enfants. Aujourd'hui, le garde-manger est tel que ce risque d'attaque est quasiment nul, tout du moins en France car il existe bel et bien des cas à l'étranger ».

Vers la monétisation de la nature

Alors que le loup est officiellement présent dans les Vosges depuis 2011, la Chèvrerie du Brabant a été épargnée jusqu'à présent. Mais elle est cernée par les attaques. Depuis cette date, par mesure de protection, les chèvres sont rentrées la nuit. « Si on pousse cette logique, on rentre les chèvres la nuit, puis le jour, la pâture et le milieu se referment, on achète du fourrage et des aliments à l'extérieur, et comme on ne sort plus les chèvres, on n'a plus de clients à la ferme, on vend le lait à la laiterie. Vouloir du loup, c'est indirectement faire le jeu du hors-sol, ce que ne veulent pas les consommateurs. Il faut donc les informer ». L'éleveur affirme par ailleurs que le pastoralisme engendre davantage de biodiversité qu'un territoire comptant des loups, s'appuyant pour cela sur les travaux de biologistes comme Sylvain Plantureux (Université de Nancy / Inra) et Luca Battaglini ».

Après avoir longuement enquêté sur le « comment » et listé les différents problèmes et contresens, Bruno Lecomte s'est interrogé sur le « pourquoi » du retour du loup. L'éleveur pense avoir trouvé un début de réponse en assistant à différentes conférences dont une organisée à l'automne dernier par l'Efese (Evaluation française des écosystèmes et des services écosystémiques), une plateforme du ministère de l'Environnement créée en 2012 et destinée à tracer la stratégie nationale en matière de biodiversité. « Le travail de l'Efese consiste notamment à monétiser les services écosystémiques en prévision des compensations carbone et écologique mais aussi en prévision de futures taxes sur les produits consommables, une sorte de TVA de la nature », indique l'éleveur. « A ce titre, la France ne fait d'ailleurs qu'appliquer une directive européenne ».

L'Efese a ainsi évalué en espèces sonnantes et trébuchantes la pollinisation des abeilles, les bienfaits de la forêt en termes de régulation du climat, de purification de l'eau, de prévention des avalanches. « Des fonctionnaires du ministère de l'Environnement sont mêmes allés jusqu'à chiffrer combien les Français étaient prêts à payer pour simplement se balader en forêt : 10 milliards d'euros par an. Certains rêvent de Yellowstone à la française. Autant de futures rentrées fiscales pour abonder le budget de l'État ou encore celui de l'Onf en quête de ressources ». De là à ce que l'on fasse payer les éleveurs pour les rayons de soleil et les gouttes de pluie qui font pousser l'herbe... Dans certaines régions du monde, ces mécanismes de compensation carbone et compensation écologique engendrent le déplacement forcé d'autochtones.

Du loup, matin, midi et soir

Tous ces éléments font échos au concept de ré-ensauvagement, synonyme d'effacement de l'Homme au profit de sanctuaires de protection de la nature. Dans ce scénario, le loup fait office de cheval de Troie. Les grands prédateurs, qui eux-mêmes n'ont pas de prédateurs, sont des outils favorisant le ré-ensauvagement, dans un but financier. C'est la théorie de Bruno Lecomte. « Ce n'est pas une théorie », rétorque l'éleveur, conscient de risquer d'être accusé de complotisme. « Je n'affirme rien sans preuves ».  Certaines figurent dans le petit film résumé qu'il a monté dernièrement sur ce thème de la financiarisation de la nature.

A ce stade, il est grand temps de préciser que l'éleveur vosgien n'a rien contre le loup. S'attaquer au loup avec une caméra, c'est relativement inoffensif. « La preuve, c'est que le loup, on en mange matin, midi et soir », ironisent son épouse et ses fils Etienne et Adrien, parfois au bord de l'indigestion. Les stagiaires aussi dégustent. Chance : il y aura peut-être bientôt de l'ours au menu, car figurez-vous qu'il est aussi question, dans le massif vosgien, d'en introduire quelques spécimens, histoire d'épauler le loup...

Et au fait, pourquoi toute cette débauche d'enquêtes, d'argent et de temps investis ? « Simplement et seulement pour donner des éléments d'information et de compréhension, vérifiés, au plus grand nombre ». Pas très loin de la définition du journalisme.