Un travail de nuit pour s'installer

Série d’été « Ils s’organisent pour mener une double activité » (2/4). En Isère, Isabelle Biessy mène de front un poste de surveillante de nuit dans un institut pour adultes handicapés et sa ferme, où elle produit du fromage de chèvre. Son emploi dans le social sécurise son revenu pendant son installation.

« J'avoue, j'ai déjà fait des recherches sur le sommeil fractionné des skippers traversant l'Atlantique en solitaire », raconte en souriant Isabelle Biessy, à la ferme des Bêêh rôdent, chemin de la Beraude, à Ornacieux-Balbins, en Isère. Eleveuse de chèvre et fromagère, elle est aussi surveillante de nuit dans un institut pour adultes handicapés. A 21h, après sa journée à la ferme, elle part pour l'institut, qu'elle quitte à 7h30 le lendemain matin. De retour, elle enchaîne sur la traite, le nettoyage du matériel, la fromagerie, les travaux des champs, la commercialisation... Une double activité qui lui permet de s'installer progressivement sans - pour l'instant - demander la DJA (dotation jeune agriculteur), avec une sécurité financière. Mais qui nécessite une organisation au cordeau. « J'ai aussi l'aide de mon mari, ajoute, reconnaissante, Isabelle Biessy. Par exemple, il nourrit avant que je rentre le matin ». Nicolas Biessy travaille à l'extérieur, dans la logistique.

Sept ans pour s'installer

La productrice, dont les grands-parents étaient éleveurs, a grandi non loin du village où elle s'est installée. Après des années à travailler dans le social, elle part en 2009 au Québec, où elle découvre, via du woofing, l'élevage caprin et la production de fromages. « En rentrant, je me suis dit que je voulais devenir chevrière », relate Isabelle Biessy, qui s'est lancé en 2012, en rencontrant le point accueil installation de la chambre d'agriculture. Ayant pris un poste de nuit dans un institut pour adultes handicapés, elle demande, et obtient, un congé sans solde en 2013, mis à profit pour suivre un BPREA. Son installation ne sera effective que sept ans plus tard. Entre temps, elle fait mûrir son projet, travaille sur une ferme pendant plusieurs mois, puis un week-end par mois, et surtout cherche du foncier. « En parallèle, on a acheté une maison, et eu nos deux enfants », explique la productrice. Parcelle par parcelle, elle se constitue une ferme, dont les bâtiments sont accolés à sa maison. Aujourd'hui, l'exploitation compte un peu plus de 5 ha, dont la moitié en pâturage accessible, et 2 ha pour des cultures. « A terme, j'aimerais avoir 7 ha, dont 3 ha à pâturer », prévoit Isabelle Biessy. Les sept premières chèvres, des alpines chamoisées, sont arrivées fin 2020. Elles sont aujourd'hui 17 en production, auxquelles s'ajoutent dix chevrettes de l'année. L'objectif est de 22 à 25 chèvres.

Limiter le risque financier

Pourquoi ne pas avoir choisi une installation classique, avec la DJA ? « La charge administrative est importante, et il faut être rentable en cinq ans. J'avais aussi peur que le projet devienne trop différent de ma vision », justifie Isabelle Biessy, sans s'interdire de la demander plus tard, ses 40 ans n'étant pas encore fêtés. La jeune installée aurait aussi pu demander une demi DJA, dispositif réservé aux doubles actifs, mais la démarche lui fermerait la porte pour une DJA pleine ultérieure. Quant à arrêter son emploi en dehors de la ferme, « je ne voulais pas prendre trop de risques financiers. On n'est pas à l'abri d'un gros problème, et j'avais besoin de me dire que je n'emmenais pas ma famille dans une galère. Aujourd'hui, si j'arrête, je ne suis pas endettée à vie ». Isabelle Biessy a aussi réfléchi à s'associer dans une exploitation déjà sur les rails, « mais je voulais garder mon idée de ferme familiale », même si elle n'exclut pas à terme que son projet devienne collectif.

Son emploi de surveillante de nuit, à 80 %, lui apporte un revenu de 1 100 euros par mois. Elle travaille en moyenne 10 à 11 nuits par mois, « avec certaines semaines une nuit à faire, d'autres quatre ». La surveillante accompagne, à la demande, les neufs résidents de la structure, le soir et la nuit, et leur prépare entre autres les médicaments le matin. « Ils ont un bon niveau d'autonomie », précise Isabelle Biessy, qui peut ainsi se reposer quelques heures, en pointillé. Mais le rythme reste dur. « Ce n'est pas évident de cumuler les deux emplois, je sens que je suis moins performante partout », reconnaît la double active, qui aménage aussi du temps dans son planning pour sa vie de famille. Son employeur, au courant de sa situation, est assez compréhensif, « mais peut-on imaginer la charge de travail d'un agriculteur si l'on en est pas un ? », s'interroge Isabelle Biessy.

Réflexion pour la monotraite

Le travail sur la ferme est déjà organisé pour cumuler les deux emplois, avec par exemple une traite tardive, vers 8h30 – 9h le matin. Le troupeau montant en puissance, le télescopage des métiers va être plus important. « Je réfléchis pour 2023 à la monotraite, et à l'élevage des cabris sous la mère. Cette année je les ai engraissés au lait en poudre bio, et vendus en direct », explique Isabelle Biessy. Côté technique, elle s'appuie notamment sur l'Addear de l'Isère, la chambre d'agriculture, l'Adabio, et l'association des producteurs fermiers du département.

La situation n'est pas tenable à terme, et la productrice compte, quand ce sera possible, se consacrer à temps plein à l'agriculture. « La première année, j'étais déficitaire de 9 000 €. En 2022 j'espère faire 2 000 € de bénéfices. Normalement, en 2024, je pourrais sortir 1 100 € mensuels de prélèvement privé », prévoit Isabelle Biessy. Son poste en institut spécialisé va-t-il lui manquer ? « C'est un métier que j'aime exercer. Mais en tant qu'agricultrice, même si c'est fatiguant, tu choisis ta trajectoire. On est dépendant de la météo et du cours des céréales, mais il y a une marge pour faire nos choix ». Pour autant, elle espère garder le lien avec le social, notamment avec de l'accueil. Une partie des résidents de l'institut sont déjà venus sur la ferme, et la visite des autres est prévue pour la rentrée. En attendant de traverser l'Atlantique en solitaire ?