Guadeloupe : terres en vue

Un projet de loi vise à faciliter la sortie de l’indivision successorale, source de paralysie du foncier. Une libération dont pourrait profiter la filière fruits et légumes, toujours mieux structurée, propice à l’installation de jeunes agriculteurs et qui peine à satisfaire le marché local. L’INRA y apporte son concours en prônant de nouveaux écosystèmes d’exploitation.

10 000 ha, soit près d'un quart de la SAU : c'est la surface de terres arables non exploitées et donc vouées à la jachère en Guadeloupe. Qu'on l'envisage sous l'angle de la perte de richesses (produits agricoles et agroalimentaires, emplois), du défaut de couverture du marché local par des produits « peyi », du potentiel d'exportation de produits tels que sucre et melons ou encore de l'installation de jeunes agriculteurs, cette jachère confine au gâchis à grande échelle. La faute en grande partie à l'indivision successorale, qui prévaut en Guadeloupe mais également en Martinique, en Guyane ou à la Réunion. Dans un rapport de l'Assemblée Nationale datant du 10 janvier dernier (indivision successorale en Outre-mer), le député de martiniquais Serge Letchimy en décrit les origines et les méfaits. « Le droit civil prévoit, à la suite de chaque décès, le partage des biens du défunt entre les héritiers, chacun disposant d'un titre de propriété en bonne et due forme à l'issue d'une période plus ou moins longue d'indivision », écrit-il. « Cette succession des générations s'est grippée outre-mer en l'absence répétée d'intervention d'un magistrat ou d'un officier ministériel pour l'enregistrement des partages, de sorte que les transactions n'ont pas été formalisées. Il en résulte une disjonction entre l'occupation d'un terrain et sa propriété validée par un titre ».

Remobiliser le foncier

Perçue pendant longtemps et non sans fondement comme un moyen de protéger le patrimoine familial, l'indivision est aujourd'hui totalement contre-productive et lourde de conséquences : brouillage de la qualité de propriétaire, fragilisation par défaut de jouissance du patrimoine, raréfaction et inflation des prix du foncier, engorgement des tribunaux sous l'effet des contentieux, défaut de recouvrement de la fiscalité afférente, gel des terres (40 % en Martinique) et des logements, l'immobilier étant fortement impacté par le phénomène. Votée à l'unanimité par l'Assemblée Nationale le 18 janvier et adoptée par le sénat le 28 mars, la proposition de loi du député martiniquais devrait faciliter la sortie de l'indivision successorale, en remplaçant la règle de l'unanimité par une majorité à 50 % plus une voix pour tout acte de vente ou de partage pour les successions ouvertes depuis plus de cinq ans. Si la portée et les effets sur la mobilisation du foncier agricole prendront du temps, c'est un signal positif pour l'agriculture. D'autant que d'autres initiatives politiques s'inscrivent dans la même direction en Guadeloupe, telles que le projet de création d'une Zone agricole protégée (ZAP) sur la commune de Saint-François sur Grande-Terre (voir encadré), destiné plus particulièrement à lutter contre la rétention foncière à visée spéculative. Il y a d'autres éléments de blocage, au sein des Groupements fonciers agricoles (GFA) notamment. « Les GFA ont été créés pour gérer la répartition des terres après les fermetures successives de sucreries, propriétaires de plantations », déclare Dominique Darton, président de la Coordination rurale de Guadeloupe. « Lorsqu'un agriculteur prend sa retraite au sein d'un GFA, ses parts et ses terres sont le plus souvent reprises par d'autres membres du GFA qui cherchent à s'agrandir, ce qui pénalise l'installation de jeunes agriculteurs ».

Les fruits et légumes, marchepied à l'installation

L'installation, c'est l'un des marqueurs des difficultés de l'agriculture guadeloupéenne, qui a installé seulement cinq jeunes en 2016. Sur la commune de Saint-François, la famille Kichenassamy connait bien le problème. Gérard et son père Marcel, 77 ans, exploitent 4 ha de d'igname, de patates douces, de tomates, d'aubergines etc. « L'exploitation est trop petite pour accueillir mon fils Sylvio, titulaire d'un BTA », explique Gérard Kichenassamy. « Pour pouvoir l'installer, il nous faudrait monter à 10 ha, mais c'est impossible de trouver de la terre ». La famille Kichenassamy a la chance de se situer dans une zone indemne de chlordécone, l'organochloré anti-charançon des bananes à l'origine d'une pollution durable des sols et des eaux (durable ou bio la banane française change de peau). Une donnée qui ne facilite pas la mobilisation du foncier dans les zones impactées (14 000 ha en Guadeloupe) mais qui a pour effet d'accroitre les tensions dans les zones indemnes. C'est d'autant plus dommageable que les surfaces nécessaires pour s'installer en maraîchage sont toutes relatives et que, s'agissant de la famille Kichenassamy, qui écoule 100 % de sa production en vente directe, les résultats économiques sont au rendez-vous.

L'INRA et l'Agriculture de petite échelle biodiverse

Il faut dire que la population locale est friande de fruits, légumes et tubercules, qu'elle consomme dans des proportions respectivement supérieures de 40 %, 36 % et 100 % à celles de l'Hexagone. La surproduction n'est pas non plus à craindre. Selon l'Office de développement de l'économie agricole d'outre-mer (Odeadom), le taux de couverture en fruits et légumes était de 74 % en 2015 (hors bananes). Sachant que la SAU moyenne par exploitation est de 4,5 ha, on imagine le potentiel d'installation et de production inhérents aux milliers d'ha en friche. Depuis quelques années, le Centre INRA Antilles-Guyane porte un nouveau regard sur cette agriculture de petite échelle. « Cette agriculture déployée sur des surfaces comprises entre 2 ha et 5 ha a trop longtemps été ignorée », juge son directeur Harry Ozier-Lafontaine. « Or elle représente 70 à 80 % des systèmes d'exploitation et du tissu agricole de la Guadeloupe. Elle a été considérée à tort comme une agriculture de subsistance alors qu'elle peut au contraire faire émerger des exploitations viables et rémunératrices, susceptibles d'attirer les jeunes, au service d'une agriculture durable et biodiverse, produisant des denrées saines et de qualité et rompant avec la monoculture ».

Micro-ferme climato-intelligente

Ce concentré d'agroécologie à la mode tropicale fait l'objet d'un projet de recherche intégrant en prime le changement climatique, dont les effets en Guadeloupe se traduisent par l'exacerbation des épisodes de pluie et de sécheresse, des cyclones plus intenses ou encore l'émergence de nouveaux parasites tels que la bactérie responsable du citrus greening (HLB), qui a décimé les plantations d'agrumes et que le CIRAD s'attèle à relancer, via un programme de recherche de variétés tolérantes et de productions de plants sains et certifiés. De son côté, l'INRA, sous la conduite de Stan Selbonne, doctorant à l'Université des Antilles, vient de mettre en place un projet de micro-ferme climato-intelligente. « La parcelle de 6 000 m2 est scindée en blocs dédiés à la culture de canne à sucre d'industrie et de bouche, de bananes, de tubercules, de légumes, de fruits, ainsi qu'un bloc dédié au pâturage de ruminants », explique le jeune doctorant. « Dans une logique de bioéconomie, la parcelle reçoit un amendement massif de compost issu du recyclage de différents résidus végétaux produits sur l'île ainsi que de palettes. La micro-ferme sous-entend 0 engrais minéral, 0 pesticide, des espèces et des cultivars locaux. Ce compost a la faculté de retenir l'eau et de relâcher des nutriments. La présence de ruminants permet de valoriser la biomasse non alimentaire produite sur la micro-ferme. Passé les deux à trois ans de transition, un tel système peut s'avérer très productif et fournir du travail à deux actifs ». Verdict dans deux ans. « Pendant des années, on a simplifié les systèmes à l'extrême », argumente Harry Archimède, directeur de recherche à l'INRA. « Nous sommes en train de les recomplexifier parce que nous pensons que les exploitations seront ainsi plus robustes. La banane ou le manioc par exemple génèrent des co-coproduits qui ne sont pas commercialisés mais qui peuvent être valorisés par les animaux qui en retour fourniront des fertilisants. L'objectif premier n'est pas de produire de la viande mais la production de viande peut s'inviter dans ce schéma d'exploitation. Nous essayons de trouver un équilibre entre productions végétales et animales qui soit proche de celui que nous avons dans nos assiettes ». L'INRA intègre par ailleurs la dimension énergétique en jaugeant, sur sa station de Petit-Bourg, la méthanisation sinon la pyrolyse pour valoriser les parties non digestibles des produits végétaux.

Structuration croissante en fruits et légumes

Il y a malheureusement aussi des denrées maraichères et fruitières qui se soustraient à la chaine alimentaire, du fait des pertes post-récolte et de l'insuffisance d'entreprises de transformation sur l'île. C'est l'une de faiblesses des filières végétales dites de diversification, par opposition à la canne et à la banane. Mais l'équation économique est délicate, comme en témoigne Tony Mohamedaly, gérant de Caraïbes Croc Saveurs, qui produit de la 4ème gamme depuis un peu plus de 10 ans. « C'est très compliqué de rentabiliser une unité de fabrication de 4ème gamme », confie-t-il. « Notre ligne fonctionne trois jours par semaine quand des unités métropolitaines fonctionnent 6 jours sur 7 et en 3 X 8 heures. La commercialisation se répartit entre McDonalds, les GMS et la restauration collective et hors foyer. Nous contribuons à la réduction des importations mais nous pourrions faire davantage en ralliant davantage de producteurs ». On touche là un talon d'Achille de la filière fruits et légumes, pénalisée par un manque de structuration et la prééminence de certaines formes de vente comme le bord de route, tirant les prix vers le bas. Dans son programme 2017, le POSEI, le Programme d'options spécifiques à l'éloignement et à l'insularité, l'équivalent de la PAC pour les régions ultrapériphériques de l'UE, pointe « le défaut de structuration des marchés de gros et de détail. En raison de sa création récente, le secteur organisé a encore un poids économique insuffisant pour assurer une régularité des approvisionnements et une stabilité des prix des circuits de proximité ». Dans le secteur des fruits et légumes (hors bananes), la Guadeloupe compte quatre organisations de producteurs (OP) reconnues et bénéficiaires des différentes aides du POSEI à la structuration, l'organisation, le conditionnement, la transformation, le transport, la promotion... (5,6 M € en 2014). Même si le nombre d'adhérents progresse, les quatre OP totalisent moins de 200 producteurs. Des résultats sont néanmoins tangibles pour des productions en particulier comme le melon, une filière très bien structurée, forte d'un IGP depuis 2012 et alimentant le marché local et l'export à contre-saison. Un projet de Marché d'intérêt régional, porté par la Région, devrait prochainement voir le jour. Derrière ces initiatives collectives, il y a aussi des démarches individuelles très surprenantes, comme celle de George Walpole, ex-maraicher, reconverti en gérant de deux supermarchés Ô Marché de 900 m2 et 700 m2, dédiés à la vente de fruits et légumes frais et de produits secs. « C'est un signal envoyé à la grande distribution », souligne-t-il. « En Guadeloupe, il est encore possible de créer des points de vente. Les agriculteurs doivent investir dans cette voie pour maîtriser leurs marges. Si je tiens compte des coûts de production des maraîchers ? Bien sûr ! », assure l'ex-maraîcher. « Je peux ne pas marger sur certains produits à certains moments pour privilégier les produits locaux ».