Climat et irrigation : vers un statu quo en France

Si le GIEC préconise au plan mondial un réinvestissement dans le domaine de l’irrigation, il est peu probable que la France bouge sa ligne de partage des eaux. Et si construction de nouvelles retenues il y a, elles serviront d’abord les usages prioritaires : eau potable, salubrité, sécurité civile, étiage des cours d’eau. Avant l’irrigation.

En finir avec cette pensée qui voudrait que l'eau tombant du ciel parfois en surabondance et qui rejoint benoitement l'océan atlantique, la Manche, la mer du Nord et la mer Méditerranée est une eau perdue pour les différents usagers que sont les particuliers, les industriels et les agriculteurs. Pourquoi ? « Parce que l'eau a une incidence très forte sur la qualité des milieux aquatiques », répond Sami Bouarfa, directeur adjoint du Département Eau à l'Institut national de recherche en sciences et technologies pour l'environnement et l'agriculture (IRSTEA). « Les milieux aquatiques ont longtemps fait office de variable d'ajustement en matière de gestion de l'eau. Cette vision est révolue. L'eau qui rejoint la mer participe à une écologie de système, ce que la profession agricole a encore un peu de mal à entendre ». Sami Bouarfa était l'un des intervenants des Journées scientifiques à Toulouse (Haute-Garonne) en mai dernier, organisées chaque année par l'association Météo et Climat. On pourrait lui rétorquer que l'agriculture, à sa façon, participe aussi à bien des enjeux sociétaux. On pense notamment à la sécurité civile, lorsqu'il s'agit par exemple de faire des parcelles agricoles des exutoires aux excès d'eau, comme ce fut le cas dans le bassin parisien en janvier 2018 ou encore en juin 2016. Avec à la clé une triple peine : pertes d'exploitation (malgré les indemnisations), moisson d'immondices et stigmatisation de prétendues pratiques agricoles (disparition des haies, drainage...) par une population le plus souvent citadine vivant sur des surfaces artificialisées...

Des retenues oui..., l'irrigation si...

Les sols agricoles ont leurs limites face à des intempéries outrepassant les capacités d'absorption. Sans compter la baisse inexorable de la SAU. D'où la nécessité, pour face à des épisodes extrêmes, d'envisager de nouvelles infrastructures de stockage, les retenues d'eau constituant assurément un élément de gestion quantitative, largement mis à contribution sur l'Hexagone depuis des décennies. Une mission parlementaire d'information sur la ressource en eau, créée à l'automne 2017, donne quelques éléments de réponse dans son rapport présenté en juin dernier. On peut y lire : « Le rôle essentiel des retenues d'eau doit être réaffirmé, ainsi que l'importance de l'hydroélectricité pour la fourniture en électricité de notre pays et le soutien d'étiage (...). Le soutien des étiages en été est une nécessité évidente pour maintenir une quantité minimale d'eau dans les cours d'eau nécessaires à la vie. Cette action implique la création ou l'amélioration d'ouvrages, en particulier de retenues. Une action de communication et de concertation de grande ampleur doit être engagée pour éviter que des résistances trop grandes ne bloquent les projets qui ne doivent pas apparaître comme réservés à un nombre limité d'agriculteurs, mais comme une action favorable à l'environnement et à la santé publique dans la mesure où la qualité de l'eau est liée au volume des cours d'eau : plus le volume est important, plus les pollutions sont diluées ». Traduction : oui à la création de retenues mais au service prioritairement des besoins civils et écologiques, avant l'irrigation.

Ne pas s'enflammer sur l'irrigation

En France, l'irrigation concerne 5,8 % de la SAU (RGA 2010), une constante depuis le début des années 2000, avec un déplacement vers le nord et le centre, au profit des céréales à paille et au détriment du maïs. Environ 15 % des exploitations irriguent, à hauteur de 32 % en moyenne de leur SAU. La France met en œuvre des techniques économes, le gravitaire ne représentant que 3 % contre 85 % dans le monde. Mais elle peut encore mieux faire. « La France dispose d'un réservoir potentiel d'environ 30 % que généreraient des pratiques encore plus économes en termes de pilotage et/ou de matériel », souligne Sami Bouarfa. « A titre personnel, je ne crois pas à une politique de relance de l'irrigation comme notre pays en a connue dans les Trente Glorieuses. Il ne faut pas donner de faux espoirs, en raison je le répète de cette nécessité de préserver la qualité du milieu aquatique. En 2015 se sont mis en place les projets de territoire, tenants de la politique de l'eau à l'échelon territorial. Il faut faire confiance à ces instances sincères et dépassionnées ». En 2015, une instruction gouvernementale avait levé le moratoire sur le financement des retenues d'eau par les Agences de l'eau, sous réserve que les projets s'inscrivent dans des projets de territoire. Le projet de territoire, il y en a 57 au plan national, c'est désormais l'instance au sein de laquelle toutes les parties (agriculteurs, associations, institutions etc.) sont censées faire émerger des projets cochant toutes les cases de la durabilité, dans une démarche de co-construction, prévenant les risques de conflits et de recours.

Eaux usées, une fausse bonne idée ?

Sur le papier, il n'est pas à exclure que des territoires ouvrent des vannes d'irrigation quand d'autres seront peut-être amenés à en fermer. Le défi est sociétal et environnemental mais aussi financier, eu égard au montant des investissements des infrastructures de stockage, supportées pour l'essentiel par la collectivité, auxquelles s'ajoutent des coûts d'entretien, les retenues collinaires étant sujettes à l'envasement. Le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) ne fait pas dans la demi-mesure : il préconise un investissement de de 230 milliards $ à l'échelon mondial d'ici à 2030 dans l'irrigation. Pas sûr que la France se sente très concernée, au vu des éléments évoqués plus haut. Sami Bouarfa relativise aussi une autre piste d'optimisation de la ressource, consistant à réutiliser les eaux usées traitées pour servir l'irrigation. Une technique déployée en Espagne, en Italie, en Tunisie ou encore en Israël. « En France, les eaux usées traitées sont utilisées pour soutenir l'étiage des cours d'eau », explique le scientifique. « En dehors des zones littorales, leur réallocation vers des usages agricoles ne ferait que déplacer le problème ». Même si la France est considérée comme un pays d'abondance hydrique, la ressource ne fera pas tout. Pour affronter le changement climatique, il faudra aussi changer de pratiques et mettre en œuvre des leviers agronomiques au niveau de la sélection variétale, des assolements, des itinéraires culturaux. Autant de leviers que pourraient stimuler une refonte de la tarification entourant l'irrigation, par l'entremise, par exemple, des compteurs d'eau connectés. Une technologie perçue parfois comme coercitive alors qu'elle apporte la preuve, ici ou là, de son caractère incitatif et progressiste.