Agriculture : des tumeurs cérébrales peu à peu reconnues maladie professionnelle

C'est encore exceptionnel. Les tumeurs cérébrales de deux agriculteurs décédés ont été reconnues en maladie professionnelle, alors que des données épidémiologiques montrent un lien entre ces pathologies rares et l'utilisation de certains produits phytosanitaires.

En février 2020, le comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles (CRRMP) de Nantes, composé de trois médecins, établit un "lien direct et essentiel" entre la maladie d’un homme mort à 69 ans d'une tumeur cérébrale et son métier d’agriculteur. "De la littérature scientifique récente, il ressort qu'une telle exposition (aux pesticides, NDLR) est associée à un sur-risque de développer un gliome cérébral", souligne le comité dans un avis consulté par l'AFP.

En décembre dernier, le TGI de Rennes a donné raison à une veuve ayant saisi le tribunal pour faire reconnaître la maladie de son mari, agriculteur mort à 43 ans d'un glioblastome diagnostiqué un an plus tôt.  

"On a eu à connaître plusieurs paysans plutôt jeunes qui décédaient en moins d'un an après des tumeurs cérébrales", raconte Michel Besnard, du collectif de soutien aux victimes des pesticides de l'Ouest. L'avocate du collectif, Hermine Baron, parle de six dossiers en cours ou passés. "C'est compliqué car ce sont des pathologies dans lesquelles le pronostic vital est engagé rapidement", dit-elle.

D'autant plus compliqué que les tumeurs cérébrales ne sont pas des pathologies reconnues dans le tableau des maladies professionnelles agricoles. A l'inverse de la maladie de Parkinson ou des hémopathies malignes imputées aux pesticides, dont la reconnaissance est en principe facilitée.

"Niveau de preuve limité"

La Mutualité sociale agricole (MSA), qui traite les dossiers, a dénombré "12 cas de tumeurs malignes de l'encéphale ayant fait l'objet d'un passage en CRRMP" entre 2014 et 2020, la plupart du temps sans aboutir, selon une porte-parole, qui rappelle qu'un rapport de l'Inserm de 2013 avait relevé "un niveau de preuve limité" quant au lien entre pesticides et tumeurs cérébrales.

"Il est plus difficile de mettre en œuvre des études sur des maladies rares car la puissance des analyses statistiques (...) est directement liée à la taille des études", explique Isabelle Baldi, épidémiologiste à l'université de Bordeaux.

Mais la cohorte Agrican, qui inclut 180.000 participants affiliés à la MSA, "montre des risques de tumeurs du système nerveux central plus élevés chez les utilisateurs de pesticides sur certaines cultures (pommes de terre, tournesol et betteraves)", souligne-t-elle. "De plus, des liens ont été mis en évidence avec des insecticides, des herbicides et des fongicides du groupe des pesticides carbamates". L'enquête Agrican pointe ainsi un risque qui peut être multiplié par 3 ou 4 selon les pesticides utilisés et les tumeurs concernées. "Ces procédures en reconnaissance ont un avenir", veut croire Hermine Baron.

3 questions à Jean-Noël Jouzel, sociologue au CNRS, auteur de "Pesticides, comment ignorer ce que l'on sait" (2019, Presses de Sciences Po).

Pourquoi, malgré les progrès de l'épidémiologie, peu de travailleurs sont-ils reconnus en maladie professionnelle ?

Jean-Noël Jouzel : Le premier facteur, c'est l'inertie du système des tableaux des maladies professionnelles, qui ne sont pas à jour par rapport à la liste des produits cancérogènes avérés ou probables établie par le CIRC (Centre international de recherche sur le cancer). Ce système repose sur la présomption d'imputabilité. Dès que vous cochez toutes les cases, vous êtes automatiquement reconnu, même si vous avez été exposé à des facteurs de risques extra-professionnels. Si vous avez été exposé à l'amiante et que vous avez un cancer du poumon, vous pouvez être reconnu, même si vous avez fumé deux paquets par jour pendant 30 ans. C'était censé être avantageux pour les travailleurs, sauf que ça a déporté les conflits autour de la création de tableaux sur de nouvelles pathologies. Si on crée un tableau, il y a de gros enjeux pour les employeurs. Ils sont donc créés au compte-goutte. A ce titre, le régime agricole est assez novateur avec la création de tableaux sur la maladie de Parkinson et les hémopathies malignes provoqués par les pesticides.

En dépit de ces nouveaux tableaux, pourquoi les agriculteurs font-ils peu la démarche ?

Jean-Noël Jouzel : Beaucoup d'agriculteurs s'estiment responsables de leur malheur parce qu'ils ne s'étaient pas bien protégés contre les pesticides : sans gants, sans combinaison, sans suivre toutes les recommandations présentes sur les étiquettes. Ça ne veut pas dire que c'est de leur faute. On ne devrait pas mettre sur le marché des pesticides avec autant d'exigences en matière d'hygiène. C'est méconnaître la réalité du travail agricole. C'est aussi parfois une lourde remise en cause de se dire : c'est peut-être les pesticides qui m'ont rendu malade. Ça remet en cause toute une vision de l'agriculture et de soi-même en tant qu'entrepreneur. Le recours au droit est donc très limité. Même si on faisait de supers tableaux, si les agriculteurs ne savent pas qu'ils existent, ou ne s'autorisent pas à y recourir, ça ne garantit pas une meilleure reconnaissance. A la fin, il faut que des agriculteurs se saisissent de leurs droits. Un acteur central dans cette médiation, c'est le médecin qui doit signer le certificat médical initial. Les médecins sont en position de garde barrière et, généralement, ils ne le savent même pas. S'il n'y a pas de certificat de leur part, la procédure ne peut pas être entamée.

Pourquoi parlez-vous de "savoirs inconfortables" à propos des pathologies liées aux pesticides ?

Jean-Noël Jouzel : Pour les évaluateurs de risques des agences de sécurité sanitaire, comme l'Anses ou l'EFSA, les données épidémiologiques sont une double mauvaise nouvelle. D'abord, cela veut dire qu'il y a des effets des pesticides sur la santé des agriculteurs et qu'ils ne sont pas bien détectés au moment de l'évaluation des risques, dans le cadre de l'autorisation de mise sur le marché. Ensuite ces données sont très difficiles à incorporer dans les schémas ordinaires de l'évaluation des risques, qui procède substance par substance. Les évaluateurs sont embêtés : ils ont des données inconfortables qui indiquent que quelque chose ne va pas mais sans donner de prise pour résoudre le problème.