Après les gelées noires, la crainte d’une année tout aussi noire

Raisins, abricots, pêches, kiwis, cerises, prunes, betteraves… de nombreuses productions ont été touchées par les gelées noires survenues cette semaine, dans des proportions qui ne seront pas connues avant plusieurs jours. Le ministre de l’Agriculture a annoncé la mise en place du régime des calamités agricoles, que la profession souhaite voir réformé.

"Beaucoup [d'agriculteurs] ont la gueule de bois ce matin, croyez-moi", résume le 9 avril Sébastien Prouteau, président de la FNSEA d'Indre-et-Loire, après les gelées noires qui se sont abattues sur la France cette semaine. Les professionnels du vin et des fruits sont particulièrement sonnés. Dans le Bordelais, Dominique Guignard écrase des feuilles gelées de vigne dans ses mains. "Ça casse comme du verre parce qu'il n'y a plus d'eau, ça s'est desséché complétement, il n'y a plus de vie", constate le président du syndicat viticole des Graves.

"Il y a énormément de détresse, énormément d'émotion", a déclaré le ministre de l'Agriculture Julien Denormandie sur BFMTV, quelques heures avant de se rendre en Indre-et-Loire, pour apporter son soutien à la filière viticole, puis d'aller samedi chez des arboriculteurs de la Vallée du Rhône. "La situation est inédite, exceptionnelle, elle concerne à la fois la viticulture, à la fois l'arboriculture, à la fois les grandes cultures", a-t-il ajouté.

"C'est un phénomène national. On peut essayer de remonter dans l'Histoire, il y a eu des épisodes en 1991, 1997, 2003 mais là, d'après moi, on dépasse tous les indicateurs", relève Jérôme Despey, secrétaire général de la FNSEA et viticulteur dans l'Hérault. Cet épisode est "l'un des plus sérieux des dernières décennies", estime aussi le CNIV, qui rassemble les professionnels des vins sous appellation. "On sait déjà qu'on va avoir une très faible récolte en 2021", a déclaré son président Jean-Marie Barillère.

Des pertes encore à chiffrer

Les professionnels s'accordent à dire qu'il faudra plusieurs jours avant de chiffrer les pertes qui seront d'autant plus importantes que la floraison - stoppée net par le gel - était bien entamée, à la faveur des températures douces qui avaient précédé.

"33 degrés d'écart en 10 jours, la végétation brutalement stoppée. Du jamais-vu ! A situation exceptionnelle, mesures exceptionnelles indispensables", a tweeté la présidente de la FNSEA Christiane Lambert, qui prévoit de se rendre en Ardèche et dans la Drôme. Dans ce département, Daniel Betton inspecte ses abricotiers. "On voit que c'est nécrosé, les cellules ont éclaté, le fruit ne va pas grossir, il va tomber", décrit l'arboriculteur, en prédisant que "la récolte est perdue pour cette année".  

Le ministère de l'Agriculture a annoncé dès jeudi qu'il allait lancer la mise en oeuvre du régime des calamités agricoles, notamment abondé par l'Etat, pour venir en aide à l'arboriculture. Il a par ailleurs rappelé que ce dispositif n'était pas appelé à intervenir dans les cas où une assurance peut être souscrite, comme pour les grandes cultures ou les vignobles. "Malheureusement, trop peu d'hectares de vignes sont protégés. Sur 800.000 hectares en France seuls 200.000 sont assurés", selon Jérôme Despey.

Dans le Lot-et-Garonne, les jeunes pousses de prunier d'ente, qui permet de faire le célèbre pruneau d'Agen, "sont perdues à 100% dans beaucoup de vergers", rapporte le responsable arboriculture de la chambre d'agriculture locale, Rémy Muller. En Savoie, les producteurs de pommes et de poires inquiets appellent à la chaîne les conseillers de la chambre d'agriculture, qui font le tour des parcelles.

Les agriculteurs attendent "la rénovation du régime des calamités agricoles" ainsi que "la mise en place d’une nouvelle gouvernance de l’assurance récolte permettant d’associer agriculteurs, assureurs et pouvoirs publics", indique-t-on à la FNSEA.

"Si le ministre a déclenché la procédure de calamité agricole, la gravité de la situation exige aussi des mesures d'urgence plus simples, plus rapides et accessibles à toutes et tous, notamment en termes d'avance de trésorerie", plaide la Confédération paysanne, qui propose la création d'un fonds "mutuel et solidaire" entre toutes les filières.

Betteraves à ressemer

Dans les plaines, "on est tendu et angoissé, on va attendre une huitaine de jours, peut-être un peu plus, pour en savoir plus" sur l'impact du gel sur les céréales, indique Eric Thirouin, président de l’AGPB. Selon Ghislain Malatesta de l'Institut technique de la betterave, cité par Le Betteravier français, "20.000 à 30.000 hectares de betterave pourraient être détruits", soit 7 à 8% de la surface betteravière française. Le groupe Cristal Union a d’ores et déjà annoncé qu’il fournirait gratuitement à ses planteurs impactés les semences de betteraves nécessaires pour un nouveau semis. Sur les colzas en fleur, il faudra suivre l’évolution des cultures dans les prochaines semaines pour appréhender l’intensité des dégâts.

Les producteurs "s'habituent au pire malheureusement puisque, là, les épisodes deviennent chroniques", remarque François Robin, de la fédération des vins de Nantes (Muscadet, Gros plant du pays nantais et Coteaux d'Ancenis). "Avant, dit-il, les gels c'était tous les dix ans, maintenant c'est quasiment tous les deux ans, donc ils s'habituent aussi à des rendements qui font le yo-yo." Après un week-end qui s’annonce bien arrosé - au moins une bonne nouvelle pour les sols particulièrement secs, une nouvelle masse d’air froid est prévue dans la nuit de dimanche à lundi, avec de nouvelles gelées en début de semaine prochaine.