Ma terre : outil de travail ou bien patrimonial

Si le juriste et la loi définissent la terre comme un bien patrimonial, immeuble par nature, l’économiste se soucie de la rentabilité de cet élément d’actif, support majeur de la production agricole. Peut-on considérer le foncier comme un vrai capital d’entreprise ? Si oui, comment l’amortir ? En quoi ce coût peut-il impacter mon système de Production ?

Les débats sont sans fin pour justifier la rentabilité du foncier dans un modèle productif agricole de plus en plus complexe. Faut-il être propriétaire pour exprimer totalement son statut d'agriculteur ? Faut-il louer pour limiter le poids des investissements et concentrer ses capitaux vers d'autres actifs ou moyens de productions ? Faut-il-innover et trouver de nouvelles architectures de portage du foncier ? Faut-il s'affranchir du foncier et "hors-soliser" la production en optimisant la production sur des espaces réduits, jusqu'à investir dans des fermes verticales ? Bref, le sujet passionne et est passionnant.

La France : un marché tendu mais pas inaccessible

Pourtant, il semble que nous soyons à un tournant dans la réflexion sur le rôle du foncier dans le développement des activités agricoles. D'abord, la rareté du foncier et la compétition qui s'y ajoute (voir article page 8) reposent la question des équilibres économiques et de la régulation éventuelle des pouvoirs publics. À l'échelle de l'Union Européenne, on constate que le foncier français (6 060 € par hectare en 2016) est encore très accessible par rapport aux pays du Nord de l'Europe mais aussi à l'Espagne (12 744 €) ou l'Allemagne (22 310 € par ha). Certains pays ont vu les prix à l'hectare multipliés par deux en 5 ans. La pression est donc forte et l'inflation est certainement devant nous en ce qui concerne la France. Heureusement, on peut constater que le régime original du statut de fermage et la réglementation sur le transfert du foncier ont certainement limité la hausse des prix dans notre pays. Il n'en demeure pas moins que la tension est forte et que la future loi foncière est attendue notamment pour améliorer le fonctionnement des outils déjà en place (SAFER*), voire pour mettre sur la table l'ensemble du droit rural foncier. Par ailleurs, le plan de protection sur la biodiversité et la lutte contre l'artificialisation des terres devraient limiter la diminution des terres arables et donc la pression sur le foncier agricole. 

Le coût du foncier : comment l'amortir ?

La question économique est de savoir si l'on peut durablement amortir un coût du foncier de plus en plus élevé sans compromettre l'équilibre économique de l'exploitation. Les agriculteurs semblent penser majoritairement que oui, si on se réfère encore aux acquisitions de foncier et à la compétition parfois féroce que l'on observe dans les campagnes. Pourtant, on observe aussi des changements comportementaux. De plus en plus de terres sont acquises par l'entremise de sociétés agricoles avec des porteurs de parts non exploitants. Ces investisseurs extérieurs offrent aux exploitants une diminution du risque économique et une possibilité de concentrer les capitaux d'exploitation vers des investissements directement productifs. Ils considèrent souvent ces placements comme sécurisants, même si le rendement est faible, l'espérance de plus-value est élevée. À long terme, les achats de terre réalisés par les exploitants se révèlent comme de bonnes opérations patrimoniales alors qu'elles ont pu peser sur la trésorerie pendant de nombreuses années. Une autre évolution plus récente consiste à faire "porter le foncier" par une tierce personne souvent les SAFER avec parfois d'autres partenaires publics (Collectivités). La SAFER acquiert en totalité la propriété et règle le vendeur. Elle loue les terres à l'exploitant pendant 5 ans minimum avant de les rétrocéder en déduisant le loyer déjà perçu. Ce mécanisme est attractif pour les jeunes agriculteurs, d'autant qu'il peut être combiné avec des aides régionales.

Le coût du foncier peut-il modifier le système de production ?

La corrélation entre valeur des terres et activités agricoles n'a jamais été établie. Pourtant, l'inflation à venir pourrait favoriser un développement de cultures à marges sur des terres acquises plus de 10 000 € l'hectare. En toute logique d'entreprise, un investisseur va chercher à valoriser au mieux l'ensemble des moyens de production. Le rapport valeur des terres/produit par hectare pourrait devenir un indicateur de gestion incontournable et donc modifier durablement les productions présentes dans les exploitations. Si l'évolution vers des cultures légumières ou arboricoles semble réalisable dans les terres bénéficiant de ressources en eau et irrigables, le transfert paraît plus complexe pour les systèmes d'élevage ou bien les cultures en système sec.

La stratégie foncière : un projet aux multiples facettes

En définitive, la politique foncière sur une exploitation relève du projet global de l'exploitant qui repose en fait sur quatre projets distincts. Le projet patrimonial concerne justement les choix de gestion des terres et les différents arbitrages, entre rendement à court terme et capitalisation à long terme. C'est souvent aussi le projet de la famille et des biens hérités de son histoire. Il peut être indépendant des deux autres projets. La phase technique va concerner le fonctionnement des ateliers : conduite des cultures ou des troupeaux. Enfin, l'intention entrepreneuriale sera celle de la création de richesses et des choix et objectifs de production exprimés par le chef d'exploitation. La stratégie foncière est donc partie prenante de ce projet entrepreneurial. Considérer les terres comme valeur patrimoniale ou outil de travail est d'abord une affaire de choix personnel pour chaque agriculteur.

Article cerfrance - dossier : Foncier agricole - Jacques Mathé - Economiste - magazine Gérer pour Gagner n° 25/2018