J +44 : la France a-t-elle vraiment changé son logiciel agricole ?

Plonger les producteurs européens dans le grand bain de la mondialisation et la libéralisation : une erreur stratégique que l’agriculture française continue de payer 30 ans plus tard.

Depuis les années 90, les visages ont changé sur les bancs de la salle des Sessions de la chambre d’agriculture du Cantal, mais l’essence même des débats, pas ou peu : la place et la valorisation du travail des producteurs dans le grand concert économique national, européen et mondial. À l’occasion du centenaire de la compagnie consulaire, vendredi dernier, Patrick Escure, actuel président, avait convié ses prédécesseurs à venir témoigner des faits marquants de leurs mandats respectifs, du contexte et des enjeux de l’époque.
Avec acuité, Michel Teyssedou a explicité pourquoi les combats d’hier restent ceux d’aujourd’hui : “Avec Egalim, vous êtes en train de dire que la loi libère mais que la liberté ne doit pas asservir. Or, l’agriculture ne résiste pas aux règles du marché car le marché n’a que faire de qui produit, à combien il produit et où il produit”, a asséné l’ancien président du CNJA, pour qui cette vérité explique pourquoi l’agriculture et ceux qui nourrissent leurs concitoyens ne sont pas ressortis gagnants de la mondialisation dans laquelle les accords du Gatt de 1986 les ont plongés, effaçant l’exception agricole.
Le marché est aveugle
Trois décennies plus tard, libéralisation et mondialisation - qui devaient être durablement synonymes de développement économique et de paix - ont montré leurs limites. “On avait du mal à l’époque à faire partager cette vision que ces négociations étaient une erreur, 30 ans plus tard, on observe qu’on avait raison et qu’on ne pouvait régler par le marché des questions à la fois agricoles, sociétales et environnementales”, a abondé son directeur d’alors, Bernard Berthelier. Pourtant, l’Union européenne semble avoir bien du mal à reprogrammer son logiciel, comme l’a fustigé plus tôt Patrick Bénézit, président de la FNB (Fédération nationale bovine), dénonçant la signature d’un nouvel accord de libre échange entre l’UE et le Chili, les carcasses bovines servant de monnaie d’échange au lithium. “Nous ne sommes pas contre l’export ni l’import mais contre la concurrence déloyale ; or, sur ce sujet, on est loin du compte”, a-t-il affiché.
Cette session était en effet l’occasion pour les responsables agricoles d’un point d’étape sur les 124 revendications portées par la FNSEA et les JA lors de la mobilisation d’ampleur du début d’année, sur laquelle Joël Piganiol est revenue. Quelles cases ont été cochées un mois et demi après le discours du Premier ministre ? Si le syndicaliste a donné quitus au gouvernement de la concrétisation de mesures fiscales (dont celle sur le GNR) et de simplification (avec l’abandon du CSP(1), de la cartographie des zones humides...), exigence et impatience restent de mise sur l’enjeu premier, la mère des batailles : les prix et donc les revenus agricoles.
Élevage : “On n’a même pas encore le cap !”
“La priorité, c’est de finir le travail sur Egalim et on compte beaucoup sur la sacralisation des indicateurs de coûts de production car, hormis en porcs, l’objectif n’est pas atteint. Quant au prix plancher, pour nous il doit être égal au minimum à l’indicateur coût de production”, a exposé Patrick Bénézit, qui attend au-delà un positionnement de fond de l’État français sur son élevage. Certes, tous les points ont été mis sur la table et donc ouverts par le gouvernement au sein de son Plan élevage, “mais on n’a pas encore de réponse ni sur le cap, ni sur les objectifs, sur le modèle d’élevage souhaité ! On en est encore là !”, s’est-il agacé, regrettant tout autant que les discussions n’aient toujours pas abouti sur la disposition fiscale pour l’élevage ni encore sur la gestion des risques agricoles. “On ne peut pas imaginer qu’on n’ait pas encore réglé les couacs du satellite ! On attend sur ce dossier de la transparence, de pouvoir s’appuyer sur des fermes de référence pour corriger si besoin le satellite, et que des recours sérieux soient possibles !” Et le patron de la FNB, de rappeler que le mouvement n’est pour l’heure “que suspendu”...
Tout aussi remontée, Chantal Cor ne comprend pas qu’une entreprise familiale tricolore, alias Lactalis, puisse continuer à s’affranchir de la loi Egalim. “Est-il normal qu’une entreprise fasse son beurre sur le dos des paysans quand on voit la vitesse avec laquelle la production laitière quitte le territoire ?”, a-t-elle questionné, demandant à l’État de jouer son rôle de gendarme.
Prairies sensibles : le chrono tourne
Enfin, c’est sur le dossier des prairies sensibles que la pression a été encore accentuée vendredi, Romuald Vedrines rappelant au préfet la course contre-la-montre engagée pour obtenir leur suppression ou, à défaut en 2024, une dérogation avant l’échéance du
1er avril, début des déclarations Pac. “On y travaille très fort, et j’ai bien en tête l’échéance, ce que je peux dire, c’est que ce dossier est sur la table des discussions européennes”, a assuré le préfet Buchaillat, reconnaissant l’impasse économique et écologique de ce classement sur la Planèze sanfloraine. L’annonce le soir-même d’un feu vert bruxellois à des mesures de simplification lui donnait raison, quand bien même leur portée semble encore à confirmer (lire par ailleurs). Plus globalement, le représentant de l’État faisait valoir le travail déjà accompli en un peu plus 40 jours sur “autant de dossiers” et sur “un champ aussi vaste”. Ce dernier a proposé d’instaurer un comité de suivi qu’il réunira tous les deux mois.

(1) Conseil stratégique phytosanitaire.