L’agriculture évolue, l’entraide aussi (1/4) : L’entraide est-elle morte ?

En 2023, où en est l’entraide agricole ? Beaucoup d’agriculteurs estiment qu’elle se perd et que le monde agricole est de plus en plus individualiste. En réalité, on ne sait pas grand-chose sur l’entraide, car cette activité n’est ni mesurée, ni même mesurable, surtout lorsqu’elle dépasse le sens juridique strict de l’entraide. L’entraide est peut-être toujours bien là, sous des formes nouvelles et variées.

« Lorsque j’étais jeune, il n’y avait aucun agriculteur qui ne faisait pas partie d’un groupe d’entraide. C’était inconcevable sans, pour les ensilages mais aussi pour les campagnes de paille, l’enlèvement des volailles… Il y avait une banque avec un prix défini pour chaque matériel, toujours en deçà du prix réel, et les heures d’hommes étaient comptées au Smic… », se souvient Philippe, éleveur en Loire-Atlantique.

Aujourd’hui, une trentaine d’années plus tard, le groupe auquel appartenait la ferme familiale s’est disloqué : « Les gars ont, soit pris leur retraite, soit arrêté pour des causes diverses. Il existe toujours des groupes d’entraide, mais ils ne comptent guère que trois ou quatre fermes… L’entraide se perd, je me suis retrouvé isolé dans mon fond de commune, n’ayant plus la possibilité de rendre du temps chez les autres comme par le passé, car je suis débordé dans la ferme. J’ai donc fait appel de plus en plus à la Cuma ».

La Cuma a pris la place vacante

Philippe partage une opinion majoritaire aujourd’hui dans le monde agricole : l’entraide, au sens strict de l’échange de services à titre gratuit entre agriculteurs, a tendance à se perdre. Mais la notion d’entraide au sens large n’a pas disparu de son univers, puisque Philippe fait appel à sa Cuma, qui est une forme d’entraide : « Dans le même temps, je l’ai vu étoffer sa gamme de services à l’infini ».

Cette entraide agricole, Victor Lecomte, doctorant en sociologie, en a fait le sujet de son mémoire de Master 1, en 2019. Fils de paysans, il a réalisé une enquête sur les agriculteurs de son département, la Mayenne. Selon lui, « d'une manière générale, l'entraide se perd, notamment parce que les agriculteurs sont de moins en moins nombreux et parce que les gens ne peuvent plus rendre les coups de main : il y a « trop » de travail dans une même entreprise ».

Victor Lecomte, doctorant en sociologie, et fils de paysans en Mayenne, a fait de l’entraide le sujet de son mémoire de Master 1, en 2019
Victor Lecomte, doctorant en sociologie, et fils de paysans en Mayenne, a fait de l’entraide le sujet de son mémoire de Master 1, en 2019

Victor Lecomte estime que la place de l’entraide agricole a été prise par des liens marchands (sous-traitance), par d'autres relations dans des structures de type agriculture de groupe, voire par des investissements technologiques. « Finalement, la perte de l'entraide est une conséquence logique des grandes tendances des mondes agricoles : diminution des actifs agricoles, agrandissement des exploitations et leur intensification ». Toutefois, Victor Lecomte relativise : « On ne peut pas prédire que l'entraide disparaîtra totalement, car c'est un geste social élémentaire… Il y a 60 ans, on prédisait la "fin des paysans" ».

Une entraide sous les radars

La fin des paysans, et même la fin de l’entraide, Véronique Lucas, sociologue rurale à l’Inrae, n’y croit pas vraiment. Selon elle, l’entraide aujourd’hui, dans son acception la plus large, est impossible à quantifier, car elle « reste sous les radars », mais cela ne veut pas dire qu’elle n’existe pas. « La mesure de cette entraide n’a jamais été jugée digne d’intérêt par les politiques publiques. Certes, dans le RGA 2020, il y a bien eu une question sur les « échanges de travail et de services », mais elle n'a pas encore été dépouillée ! », regrette-t-elle.

Véronique Lucas, sociologue rurale à l’Inrae, spécialiste des processus d’entraide, regrette que la question relative aux « échanges de travail et de services » présente dans le RGA 2020 n’ait pas encore été dépouillée par les services de la statistique agricole (Crédit photo : Amélie Turlot)
Véronique Lucas, sociologue rurale à l’Inrae, spécialiste des processus d’entraide, regrette que la question relative aux « échanges de travail et de services » présente dans le RGA 2020 n’ait pas encore été dépouillée par les services de la statistique agricole (Crédit photo : Amélie Turlot)

Faute de mesures objectives, Véronique Lucas s’en remet à des observations qualitatives de terrain, qu’elle a pas mal parcouru pour étudier les systèmes de coopération agricole. Elle constate d’ailleurs que les agriculteurs eux-mêmes ne comptabilisent pas forcément, non plus, l’entraide. « Récemment, j’ai observé un échange de services qui me semblait déséquilibré, en faveur d’un agriculteur : il bénéficiait de plus d’heures que les autres. Mais je me suis rendu compte que ses collègues trouvaient un intérêt à venir travailler chez lui pour bénéficier de son savoir sur le semis direct !». « Autrefois, c’était davantage de l’entraide entre voisins. Aujourd’hui, de nouveaux besoins techniques ou mécaniques poussent à organiser de l’entraide : Le semis direct, les obligations de couverture des sols, par exemple, c’est complexe, cela nécessite des connaissances, du matériel et des semences à produire. Cela a redynamisé certains groupes ».

« C’était mieux avant », pour qui ?

Le « c’était mieux avant », Véronique Lucas n’y souscrit pas complètement non plus. « C'est une phrase que l'on entend de tout temps, sous toutes les latitudes, c'est très humain. Une sorte d'idéalisation d'un âge d'or. Les gens regrettent une époque passée qu’ils tendent à enjoliver ». Mais, selon cette sociologue, cette « entraide soi-disant sympa du passé » prenait place dans une société paysanne, qui avait sa hiérarchie, ses classes dominantes, voire des rapports humiliants pour les plus pauvres. « Avait-on le choix de ne pas faire d’entraide ? ». Et de poursuivre aussi sur la place des femmes dans ce système, qui n’était pas forcément « sympa » non plus. « Quand les hommes étaient mobilisés pour des chantiers, parfois plusieurs semaines pour les battages, elles devaient assurer tout le travail de la ferme ».

Certes, Véronique Lucas ne nie pas que l’entraide évolue, et qu’il y a des filières dont certains fonctionnements viennent entraver les processus d’entraide, comme la production porcine, où les enjeux sanitaires empêchent le travail en commun au niveau de l’élevage, même si elle peut subsister sur les cultures . La sociologue constate que l’entraide persiste encore assez bien en élevage bovin « où les ensilages ont pris la place de la moisson ». Le travail de récolte est fait par une Cuma ou une ETA, « mais il y a un intérêt commun à constituer des équipes, à faire que la machine marche en continu et plus vite, pour qu’elle soit rapidement chez les uns ou chez les autres ».

Des formes très variées, peu institutionnalisées

« On retrouve aussi pas mal d’entraide dans les coopératives fruitières de l’Est, par exemple, pour sortir le fumier. Mais même dans des régions où l’élevage est en déprise, on peut garder de l’entraide entre éleveurs et néo-céréaliers, qui sont parfois d’anciens éleveurs. Dans l’Aube, par exemple, des céréaliers collaborent avec des éleveurs pour faire pâturer les couverts ».

L’élevage n’est pas la seule filière où persiste de l’entraide, « c’est très hétérogène », constate Véronique Lucas. Et de citer des exemples autour de la production de maïs semences dans le Sud-Ouest, ou des copropriétés d’équipements de vinification entre vignerons du Languedoc, où l’ancien réseau coopératif a laissé une empreinte forte. « Dans le Vaucluse aussi, on voit de l'entraide pour de l’auto-construction de bâtiments dans le cadre d’installations hors cadre familial. Il y a un côté très « économe » ».

« Ce sont des pratiques faiblement institutionnalisées », remarque la sociologue. Les structures sur lesquelles l’entraide peut s’appuyer pour avoir des conseils et des références, sont évidemment, en premier lieu, le réseau Cuma, mais parfois aussi les chambres d’agriculture, les syndicats, les Ceta, les réseaux de formation… Et même quand il n’y a plus rien, les agriculteurs trouvent quand même le moyen de s’entraider. « Par exemple, dans le Bassin Parisien, où des chambres d’agriculture se sont désinvesties de l’animation de collectifs, certains groupes sont restés ensemble, même sans animateur. Ils continuent à se voir, ils font parfois des achats groupés, voire peuvent monter eux-mêmes des formations collectives ».