L’effet de génération en agriculture

Tout à chacun peut éprouver dans ses interactions quotidiennes. les différences de comportement entre générations. Ce n’est pas pour rien que les catégories médiatico-marketing de générations X, Y, Z et autre baby-boom sont populaires. De leur côté, les sociologues et les économistes prennent ces questions de générations au sérieux car ce sont de véritables facteurs de différenciation sociale. Qu’en est-il de cet effet de génération dans l’agriculture française ?

Cet article est motivé par la lecture du livre d'Anne Case et Angus Deaton « Morts de désespoir. L’avenir du capitalisme” (PUF, 2021) que nous avons déjà évoqué dans un ancien numéro de la Lettre économique (n° 415) ; les deux auteurs analysent l’accroissement des inégalités au sein de la population américaine et notamment le déclassement social subi par les ouvriers sans qualification, blancs non-hispaniques (la statistique publique américaine utilise des critères ethniques). Nous souhaitons revenir à ce livre parce que nous n’avons pas évoqué dans notre précédent article, un aspect important de l’analyse : le facteur générationnel du processus de déclassement du monde ouvrier aux Etats-Unis. Cet effet générationnel nous interpelle car on sent bien qu’il peut être présent dans l’agriculture française.

Selon nos auteurs, le déclassement du monde ouvrier aux Etats-Unis est un effet de ce que les anglophones nomment globalisation : mondialisation des économies et démantèlement des dispositifs sociaux protecteurs (issus des régimes fordiste et postfordiste). Or cette globalisation a eu des effets différenciés au sein de la population américaine selon les générations ; c’est particulièrement clair pour le monde ouvrier. En compulsant différentes données sociales, nos auteurs montrent que les revenus moyens des ouvriers (non-qualifiés blancs non-hispaniques) se sont dégradés génération après génération depuis 40 ans (graphique 1).

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 L’effet de génération dans l’agriculture française

L’effet de génération doit certainement être actif dans l’agriculture française : chaque nouvelle génération d’exploitants entre dans le métier dans un contexte toujours différent de celui de leurs aînés. Les jeunes de la décennie 1990 ont éprouvé les premiers, l’instabilité d’une agriculture mondialisée (leurs aînés ont connu une PAC plus protectrice) ; pour ceux de la génération suivante (2000), c’est le durcissement des impératifs environnementaux qui faisait nouveauté. A chaque génération, de nouveaux enjeux, de nouvelles perspectives économiques, de nouvelles stratégies… et in fine, un effet générationnel inscrit dans l’agriculture nationale.

Avec les données du RICA mises à la disposition du grand public (www.agreste.fr, période 2000-2019), nous avons tenté de voir si un effet générationnel était repérable sur les revenus d’activité (indicateur clé de l’économie agricole). Notre expérimentation : nous avons isolé les chefs d’exploitants de moins de 35 ans (en début de carrière, donc) présents dans l’échantillon du RICA en 2000 et suivi l’évolution de leur revenu courant avant impôts (RCAI) jusqu’en 2019 (sous-échantillon de 10 exploitations). Nous avons fait de même pour la cohorte 2005 (moins de 35 ans en 2005, 19 exploitations) et 2010 (moins de 35 ans en 2010, 31 exploitations). On voit alors que (graphique 2) :

 · Les exploitants de moins de 35 ans en 2000 dégagent un revenu moyen qui oscille autour de 20 000 € tout au long de leur carrière jusqu’en 2019, date à laquelle ils avaient entre 47 et 51 ans (centre de la classe d’âge : 49 ans).

 · La génération suivante (moins de 35 ans en 2005) obtient un revenu moyen supérieur à celui de leur aîné (période d’observation 2005—2019, ils ont entre 42 et 46 ans en 2019).

 · Mais pour ceux qui viennent après (moins de 35 ans en 2010), la situation s’inverse : ils ont des revenus tendanciellement inférieurs à ceux des deux générations précédentes sur la période 2010-2019 (en 2019, ils ont entre 37 et 41 ans).

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Notre exploration ne fait donc pas apparaître d’amélioration (ou de dégradation) constante des revenus de génération en génération ; pas d’effet générationnel continu repérable ; on s’en serait douté : le pas de temps choisi est trop étroit (5 ans) pour être discriminant (nous ne pouvions faire autrement compte tenu de la courte période d’observation : 20 ans) … Des sources sociodémographiques plus longues (Recensement, MSA,) aideraient, sans doute, à la manifestation de cet effet générationnel ; ce qui est sûr, c’est qu’il existe ; il ne fait aucun doute dans le domaine de la santé des agriculteurs, par exemple… ce que nous nous proposons de voir dans un prochain numéro de la Lettre Economique.

 

Didier CARAES APCA