Lutte contre la précarité alimentaire : et si on avait tout faux ?

La crise du Covid, puis l'inflation inédite de 2022, ont engendré une hausse importante de la précarité alimentaire en France. Plusieurs millions de personnes sont concernées. Dans notre pays, la lutte contre la précarité alimentaire se fait quasi-exclusivement via des distributions caritatives, dans un système parallèle au système « classique ». Cette lutte ne semble pas très efficace... Le Conseil national de l'alimentation a appelé récemment à l'expérimentation d'une Sécurité sociale de l'alimentation.

Au 15 décembre 2022, l'indice des prix à la consommation, mesuré par l'Insee, a augmenté de 6% sur les douze derniers mois. Déjà élevé, ce chiffre ne reflète pas l'ampleur des difficultés vécues par les ménages, en particulier les plus modestes : pour les produits alimentaires, l'augmentation des prix est de 12% sur un an ; les produits frais ont augmenté en moyenne de 17% et les produits de type premier prix de 18%.

L'alimentation fait les frais de la crise

Même si l'alimentation est considérée comme essentielle, lorsqu'il y a des arbitrages budgétaires à réaliser, c'est souvent elle qui en fait les frais. Les courses alimentaires sont en effet les rares dépenses sur lesquelles les ménages peuvent encore avoir la main, lorsque les loyers, carburants ou forfaits téléphoniques demeurent intouchables. Résultat de cette situation, la précarité alimentaire explose. Le réseau des banques alimentaires françaises (79 banques alimentaires qui fournissent 5700 associations et Centres communaux d'action sociale) constate une augmentation de 9% de la demande depuis début 2022 : 200 000 personnes supplémentaires relèvent désormais de l'aide alimentaire, une augmentation sans précédent, qui dépasse même celle constatée entre 2020 et 2021 (+10% en 2 ans) sous l'effet de la crise du Covid.

Les associations estiment que 5 à 7 millions de Français sont désormais concernés par l'aide alimentaire. Les estimations varient d'un décompte à l'autre (l'Insee table plutôt sur 2 à 4 millions de personnes), mais il faut savoir que beaucoup de ménages qui relèvent de l'aide alimentaire ne franchissent pas le seuil des associations : ils préfèrent avoir faim que demander à manger...

Une urgence qui dure depuis 40 ans

En France, les banques alimentaires ont été créées en 1984, en particulier pour recevoir les surplus du système de production et de distribution alimentaire commerciale. Elles ont été suivies par les Restos du cœur en 1985. A l'origine, il s'agissait de répondre à une situation d'urgence, d'aider ponctuellement les victimes de la crise économique du début des années 1980 (licenciements nombreux dans les usines, forte hausse du chômage, explosion des « nouveaux pauvres »...).

Pourtant, ces structures se sont pérennisées et professionnalisées (même si elles sont animées par des bénévoles), tandis que le nombre de personnes aidées s’accroissait chaque année. Ainsi, désormais, en France, « la question de l’aide alimentaire est d’emblée déléguée au secteur caritatif », décrit Laure Martin-Meyer, de la mission Agrobiosciences de l'Inrae, dans le dernier numéro de la revue Sésame. Et de citer Dominique Paturel, chercheuse spécialiste de ce sujet à l'Inrae : « c’est financé par des dons, sous différentes formes, et cela arrange bien l’État. Car il y a probablement un côté inavouable à murmurer “nous avons ce problème-là en France, encore aujourd’hui" ».

"Dès sa création, l'aide alimentaire aux plus démunis était très liée à la notion de surplus de la PAC"

La chercheuse est d'ailleurs très critique sur le système d'aide alimentaire à la française : « Si l’ambition était de combattre l’insécurité alimentaire, nous avons suffisamment de recul pour juger que l’aide alimentaire est un échec total ; ce qui traduit que l’objectif n’était peut-être pas celui-ci. » Dominique Paturel entend notamment souligner le fait que, dès sa création, l'aide alimentaire aux plus démunis était très liée à la notion de surplus de la PAC : on donne « aux pauvres » ce que le système produit en trop.

Le système des dons alimentaires aux plus pauvres implique des circuits logistiques parallèles aux circuits classiques (mais tout aussi exigeants) animés par plus de 200 000 bénévoles. Non seulement, ce n'est pas efficace (la précarité alimentaire grandit), mais le coût global est considérable.

Une aide qui profite plus... aux donateurs

Certes aujourd'hui, il n'y a plus de surproduction agricole en Europe. Mais, malgré tout, l'aide alimentaire repose encore beaucoup sur les dons de surplus, de produits proches d'être périmés, voire de produits non conformes. Pour mémoire, les lasagnes à la viande de cheval ont terminé leur vie dans le circuit de l'aide alimentaire. Certains chercheurs estiment d'ailleurs que l'aide alimentaire profite davantage aux donateurs qu'aux receveurs : non seulement, les donateurs font de la place dans leurs entrepôts ou sur leurs rayons, mais, en plus, ils peuvent défiscaliser leurs dons à hauteur de 60% tout en profitant d'une image sociale et écologique (lutte contre le gaspillage) très flatteuse.

"Aider les personnes en précarité alimentaire à travers des épiceries ou des jardins potagers solidaires, beaucoup moins stigmatisants que les colis alimentaires"

Bien d'autres voix se font critiques vis-à-vis de ce système d'aide alimentaire, y compris au sein des associations qui se chargent de la distribuer : sont pointés notamment l'atteinte à la dignité des personnes, qui ne peuvent pas choisir ce qu'elles souhaitent manger et qui héritent systématiquement de ce dont ne veulent pas les autres. Pour lutter contre cette dépréciation, cette impression d'être un sous-citoyen, de plus en plus d'associations essayent d'aider les personnes en précarité alimentaire à travers des épiceries ou des jardins potagers solidaires, beaucoup moins stigmatisants que les colis alimentaires.

Pas équilibré, pas écologique, pas rentable

Autre défaut du système : l'équilibre des rations distribuées. Un rapport établi en 2019 par l'Inspection générale des affaires sociales souligne que « l’imprévisibilité des dons rend difficilement atteignable l’équilibre nutritionnel [...] Les protéines animales sont surreprésentées, de même que les acides gras saturés et les sucres libres. A l’inverse, les fibres et certains acides gras essentiels, vitamines et minéraux sont en quantité insuffisante ».

La question de la pertinence du système d'aide alimentaire peut également se poser du point de vue du coût pour la société, en argent public et privé, mais aussi en mobilisation de ressources (maintien de circuits alimentaires parallèles, avec plateformes de stockages, frigos, logistique, administrations...), et de bénévoles. Dans un rapport de 2009, la Cour des comptes estimait que la moitié du budget de l'aide alimentaire française (à l'époque estimé à 1 milliard d'euros) correspondait à la valorisation du bénévolat au sein des associations intervenant dans le dispositif d’aide alimentaire.

Au moins 200 000 bénévoles sont investis dans l'aide alimentaire. Si ces acteurs y trouvent sans aucun doute une occupation très valorisante, beaucoup de responsables d'associations préféreraient que ce bénévolat soit employé pour accompagner réellement les personnes, plutôt que pour juste distribuer des colis et vérifier que les bénéficiaires y ont bien droit.

Mieux que le chèque alimentaire : la Sécurité sociale de l'alimentation

L'idée du chèque alimentaire, évoquée par Emmanuel Macron depuis plus de deux ans, semblait porter au moins la promesse d'un peu plus de liberté d'utilisation par les bénéficiaires. Ce chèque devait être de 100 euros par personne, plus 50 euros par enfant. Mais depuis deux ans, les discussions patinent, sans doute parce que certains acteurs voudraient l'investir d'une mission en faveur de la transition agricole, et donc le flécher vers certains produits jugés (comment ? par qui ?) sains et durables. Finalement, faute d'accord, ce chèque alimentaire a été remplacé, à la rentrée 2022, par une aide exceptionnelle de 150 euros aux bénéficiaires des minimas sociaux, de l'APL et de la prime d'activité. Même s'il n'est pas enterré, le chèque alimentaire ne figure pas toujours au budget 2023 du pays.

Face à ce constat de l'inadaptation de systèmes de l'aide alimentaire, des projets alternatifs se construisent ; en particulier, celui d'une Sécurité sociale de l'alimentation (SSA), qui pourrait être la sixième branche de la Sécurité sociale française. Récemment, ce projet, sur lequel travaille notamment un collectif comprenant la Confédération paysanne, le réseau Civam, et Ingénieurs sans frontières, a été mis en lumière par un avis du Conseil national de l'alimentation : ce dernier appelle à son expérimentation, considérant que cette SSA « serait capable de traiter le problème de la précarité alimentaire à la racine ».

D'autres acteurs planchent activement sur ce thème de la lutte « à la racine » contre la précarité alimentaire : ce sont les juristes. Ils sont en effet nombreux, au niveau mondial, à souhaiter que les Etats inscrivent le droit à l'alimentation pour tous dans leur constitution. Ce droit à l'alimentation est déjà un droit de l'Homme, mais son application reste très hétérogène. La France, en tout cas, ne l'a pas encore inscrit dans sa constitution.