La guerre en Ukraine réinterroge le modèle agricole français et européen

Alors que le gouvernement s’apprête à lancer un plan de résilience, le conflit ravive les clivages entre les tenants du productivisme et les partisans de la démondialisation, avec dans la balance, notamment, la question des transitions écologique et climatique.

La flambée du prix de l’énergie et des matières agricoles provoquée par la guerre en Ukraine est porteuse d’une double menace. Elle hypothèque la capacité de certaines nations sous-dotées à satisfaire leurs besoins alimentaires tandis qu’elle pénalise certains pays sur-dotés, mais néanmoins dépendants pour certains du pétrole et du gaz pour satisfaire leurs besoins en énergie et en engrais de synthèse. La France est confrontée au second cas de figure. Encore que. « Cette situation met en exergue ce que la FNSEA dénonce fortement depuis son manifeste de mai 2020, le déficit de souveraineté alimentaire de l’Union européenne et de la France, souligne le syndicat majoritaire. La logique de décroissance souhaitée par la stratégie européenne "Farm to fork" doit être profondément remise en question. Il faut au contraire produire plus sur notre territoire, produire durablement mais produire ».

Productivisme versus décroissance

Même son de cloche du côté de la Coordination rurale. « Dès le début, notre syndicat avait alerté sur les conséquences de la stratégie Farm to Fork, qu’il avait alors requalifiée de « Fly to famine », sur les suppressions de molécules sans alternatives, la hausse des surfaces non productives dans la nouvelle Pac, l’ambition des surfaces en bio sans débouchés mais avec une production moindre », fait savoir le syndicat.

La Confédération paysanne est aux antipodes. « La ritournelle autour du "produire plus" est un opportunisme malsain, dissimulant la volonté de faire financer les défaillances d’un modèle en faillite et sous perfusion depuis des années », déclare son porte-parole Nicolas Girod.

De son côté, le Modef défend un interventionnisme étatique, souhaitant que « le gouvernement prenne des décisions pour assurer une sécurité des prix des matières premières et de l’alimentation du bétail. Il est important de garantir notre sécurité alimentaire en renforçant la souveraineté alimentaire de notre pays, en régulant le marché public et en assurant des prix rémunérateurs et garantis par l’État ».

Sans surprise, le conflit en Ukraine réactive la guéguerre, idéologique et sémantique celle-là, entre deux parties s’auto-accusant de « productivisme » et de « décroissance », laquelle a animé les négociations de la Pac les deux années passées, précédant la conclusion et l’envoi à Bruxelles du Plan stratégique national (PSN) en décembre dernier.

Le symbole des jachères

A propos de la Pac, les jachères focalisent une partie des joutes. Pour la FNSEA, « l’obligation dans la future Pac de consacrer 4% à des surfaces dites "non productives" doit immédiatement être remise en question ». La Coordination rurale demande elle aussi la remise en culture des jachères et la suppression des ZNT riverains, ainsi qu’une évaluation immédiate de l’étude d’impact de la stratégie Farm to fork, que la Commission européenne à programmée pour mi-2023.

Pour la Conf’, la question des jachères est hors-sujet. « Les terres en jachère, qui représentent 2% de la SAU en France, sont les moins productives, déclare Laurence Marandola, secrétaire nationale de la Confédération paysanne. Les remettre en culture ne changera pas la donne. Et dans la prochaine Pac, il y a deux voies possibles avec un taux de 4% de surfaces d’intérêt agroécologique ou 7% dissociant 3% d’infrastructures agroécologiques et 4% de cultures fixatrices d’azote. Parmi les infrastructures agroécologiques, il y a de la jachère mais aussi des haies, des bosquets ou des mares, autant d’éléments favorables aux pollinisateurs et à la biodiversité ».

Pour la Conf’, s’il y avait un curseur du PSN à bouger, ce serait celui par exemple du paiement redistributif aux 52 premiers hectares, le syndicat s’opposant au principe des aides surfaciques. Les surfaces dédiées aux méthaniseurs et aux agro-carburants, qu’elle évalue entre 3% et 5% de la SAU, sont aussi dans son viseur. Le syndicat estime qu’il suffirait de relocaliser 150 000 ha de fruits et légumes pour retrouver l’autonomie dans ce secteur.

Toujours plus de céréalisation ?

La Conf’ s’inquiète aussi du devenir des prairies et du risque de voir la céréaliculture marquer encore davantage de points. « Les solutions résident dans l’agriculture paysanne, dans la polyculture-élevage, dans l’autonomie, dans la déspécialisation, dans la sobriété énergétique, dans l’affranchissement des engrais de synthèse, dans la régulation des marchés, dans la protection des terres agricoles et dans la protection économique des paysans et des paysannes », jure Nicolas Girod.

"Il faut faire l’Europe de la 2G en agriculture, c’est à dire combiner Green deal et géopolitique"

Au salon de l’agriculture, à l’occasion d’une conférence organisée par Bioline consacrée à la résilience des exploitations, Sébastien Abis, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), directeur général du Club Demeter, a évacué l’idée de mettre en parenthèse les objectifs de soutenabilité et de santé, inhérents aux politiques agricoles publiques, au profit de la seule sécurité alimentaire. « Il faut faire l’Europe de la 2G en agriculture, c’est-à-dire combiner Green deal et géopolitique, indiquait-il. Cela fait trois ans que je le martèle, en me plaignant que cette dimension géopolitique de l’agriculture ait été un peu laissée de côté ou moins considérée. Dans la sphère agricole, qui est de plus en plus teintée d’environnement, toutes les considérations politiques et stratégiques étaient quasiment absentes. Il ne faut pas que l’actualité chaude et l’émotion nous fassent perdre la vision des choses. Dans cette complexité agricole et du monde, ce n’est pas le combat du climat versus le combat nourricier économique ou géopolitique. C’est très compliqué mais les deux doivent être maintenues. J’ai passé la semaine au salon à tenter de contredire l’idée que le climat n’était plus un sujet, faute de quoi dans l’attractivité des nouvelles générations ou des regards des politiques, des médias et de la société, ce coup de balancier ne serait pas compris. Par contre, tout le monde constate qu’il y a peut-être un peu de correction à faire du côté de la stratégie Farm to fork, sans la remettre en cause mais en disant : on veut la faire, il faut être solides sur les fondamentaux. Le coup de balancier qui se joue en ce moment, c’est peut-être de reprendre conscience des évidences et surtout pas opposer ».