La triple détonation du projet de limitation de stockage des ammonitrates

Agriculteurs, distributeurs et fabricants s’insurgent contre un projet de décret visant à abaisser à 150 tonnes le seuil de déclaration des ammonitrates à haut dosage au titre des ICPE, vrac et big bag confondus. Compétitivité, souveraineté, désindustrialisation, environnement : le projet coche toutes les cases (à engrais) contre lui, aux dires de ses détracteurs.

« La France n’est pas Beyrouth » : la phrase résume les commentaires formulés dans le cadre de la consultation publique, close le 15 février, et relative au projet de décret porté par le ministère de la Transition écologique. Il fixe à 150 tonnes d’ammonitrates à haut dosage, vrac et big bag confondus, le seuil de déclaration au titre des Installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE), contre respectivement 250 tonnes et 500 tonnes actuellement. Et si Beyrouth ressort dans les commentaires, c’est parce que le projet de décret fait de l’explosion du port de Beyrouth en août 2020, causée par des ammonitrates, l’élément déclencheur d’un rapport du Conseil général de l’environnement et du développement durable.

Etude d’impact : une lacune du texte, comblée par les parties prenantes

Ce rapport a débouché sur le projet de décret, à l’origine d’une triple détonation auprès des agriculteurs, distributeurs et fabricants, alors même que « le Bureau d’analyse des risques et des pollutions industrielles (BARPI) ne relève aucun événement depuis 2006 », pointe l’Union nationale des producteurs de pommes de terre (UNPT) dans son commentaire, 2006 correspondant à la date de l’arrêté régissant le régime de déclaration des ICPE.

Dans un communiqué commun, neuf organisations représentatives des trois parties (agriculteurs, distributeurs, fabricants d’engrais) dénoncent « un énième arbitrage règlementaire sans fondement scientifique, ni mesure d'impact sur la Ferme France et la souveraineté alimentaire du pays ».

"La rentabilité économique de l’activité de distribution d’engrais est insuffisante pour financer les coûts induits par la mise en conformité avec ce projet de texte"

En l’absence d’étude d’impacts, les parties se sont chargées de lister les leurs. La FNSEA chiffre entre « 80.000 euros et 120.000 euros » le coût de la mise aux normes pour les exploitations concernées.

La Fédération du négoce agricole (FNA) a sondé cinq départements représentatifs. « Les trois-quarts de nos adhérents implantés dans ces départements seraient concernés par ces modifications », estime la FNA, pour qui « la rentabilité économique de l’activité de distribution d’engrais est insuffisante pour financer les coûts induits par la mise en conformité avec ce projet de texte », indique-t-elle en commentaire au projet.

Représentant les fabricants, l’Unifa anticipe « un risque de fermeture des sites de stockage de proximité de l’ordre de 30 à 50% et un impact financier de l’ordre de 100.000 à 150.000 euros par distributeur ».

Un cocktail de non-sens

Yara, qui exploite en France deux usines où sont notamment fabriquées des ammonitrates à haut dosage, a fait ses comptes : la conversion aux ammonitrates à haut dosage coûterait 40 millions d’euros par usine. « C’est le coût de l‘investissement dans des machines à broyer du calcaire nécessaire à l’augmentation de la charge et à la modification de nos ateliers de granulation, déclare Delphine Guey, directrice de la communication, des affaires publiques et de l’engagement sociétal chez Yara France. Le projet de décret va faire le jeu des importations d’urée et des ammonitrates à moyen dosage, au détriment des ammonitrates fabriquées en France ». Pas sûr que le fabricant, par ailleurs engagé dans la décarbonation avec la production d’ammoniac vert à partir de 2023 concède les investissements requis.

Au plan environnemental justement, le groupe norvégien estime que le passage du haut dosage au moyen dosage génèrerait 20% de trafic routier supplémentaire. Les urées ne sont pas plus vertueuses puisqu’elles génèrent, selon l’Ademe, sept fois plus d’émissions d’ammoniac que les ammonitrates au moment de leur épandage.

Entre les atteintes à la compétitivité, à la souveraineté, à l’environnement et les risques inhérents à la désindustrialisation, le projet des pouvoirs publics va donc à rebours des objectifs clamés et réitérés haut et fort par... les mêmes pouvoirs publics.