Montée en gamme, descente en compétitivité (1/5) : la tomate dans le coulis

Ni la tomate cerise ni la bio n’ont permis de contrer les tomates marocaines et espagnoles, aux coûts de production imbattables, avec parfois le tuteurage complice des politiques publiques, française et européenne. Le salut passera-t-il par la tomate ancienne, dernière antienne en date ? Ou par la raréfaction de la ressource en eau... au Maroc.

Une entreprise de démolition, voire de sabotage : c’est le sentiment qui se dégage à la lecture du chapitre consacré à la tomate dans le rapport sénatorial sur la non-compétitivité de la ferme France, publié en septembre dernier. Extraits : « La production de tomates d’industrie a été la victime d’un abandon historique de la part de l’Etat (...) Pour les tomates fraiches, les problèmes en la matière sont très similaires à ceux rencontrés par les producteurs de pommes, ces derniers plaçant au sommet de la hiérarchie des contraintes la très forte exigence de la règlementation sanitaire franco-française ainsi que le coût de la main d’œuvre (...) Par le biais d’interprétations restrictives ou de surtranspositions, la France demeure au sommet dans la hiérarchie du niveau d’exigence de la règlementation phytosanitaire nationale, bien devant l’Espagne, l’Italie, la Pologne ou le Maroc ».

"La France a accepté de sacrifier sa filière tomates"

Le rapport pointe les cadeaux faits au Maroc et à l’Espagne. « Le Gouvernement a soutenu la stratégie marocaine de développement accéléré́ d’une agriculture compétitive et à haute valeur ajoutée en allouant une enveloppe de 151 millions d’euros au titre d’une opération à laquelle est liée l’Agence française de développement (...) Le refus du Gouvernement de porter la révision européenne de la valeur forfaitaire à l’importation sur les tomates marocaines laisse à penser que la France a accepté́ de sacrifier sa filière tomates (...) Entre janvier et avril, aucune tomate bio française ne peut être commercialisée sur les étals, l’administration rue de Varenne a délibérément offert un monopole temporaire du marché bio à la tomate espagnole ».

1996 : le point de bascule

En 2021, la production française de tomates fraiches s’établit à 632.000 t sur 4.825 ha, celle de tomates d’industrie à 165.000 t sur 2521 ha, soit un total de 797.000 t contre 820.000 t en 2010. Ce modèle mixte aboutit à un rendement moyen de 114 t/ha, inférieur à la moyenne euro-méditerranéenne, mais supérieur à d’autres modèles comparables. Le taux de dépendance de la France aux importations de tomates fraiches est d’environ 36% contre 85% pour la tomate d’industrie, faisant de notre pays le 3ème importateur mondial de tomates, derrière les États-Unis et l’Allemagne.

Evolution des importations de tomates fraiches
Evolution des importations de tomates fraiches

Selon les rapporteurs, le point de bascule remonte à 1996, avec l’accord d’association entre l’Europe et le Maroc, qualifié d’accord « tomates contre blé » par les producteurs, car ouvrant la porte aux tomates marocaines ultra-compétitives. Et pour cause : lorsque le coût horaire de l’employeur est de 12,8 € en France, il est de 0,74 € au Maroc.

Du marché de niche au marché de dupe

Dès lors, les producteurs n’ont d’autre salut que d’abandonner le cœur de gamme pour se tourner vers les marchés de niche, en l’occurrence les tomates cerise et cocktail... jusqu’au moment où les leaders du marché décident de s’en emparer eux aussi. « L’offre marocaine est désormais axée pour plus de 50% des volumes sur des produits à plus forte valeur ajoutée, notamment les tomates cerises », relèvent les rapporteurs qui déplorent le fait que « la montée en gamme a été perçue comme l’unique solution pour échapper à la crise de compétitivité ».

"Les producteurs se réorientent désormais sur des variétés anciennes, plus fragiles, espérant qu’elles ne puissent être importées "

La tomate bio est quant à elle un savant cocktail de montée en gamme contre-productive et de surtransposition à la française, avec l’interdiction de vendre des produits bio issus de serres chauffées entre le 21 décembre et le 30 avril, décrétée mi-2019. Selon le rapport, la fuite en avant n’est pas terminée. « Les producteurs se réorientent désormais sur des variétés anciennes, espérant que, compte tenu de la distance à parcourir, certaines variétés plus fragiles, notamment les tomates côtelées, ne puissent être importées ».

La tomate française sauvée par le climat ?

Pour autant, les producteurs interrogés par les sénateurs ne désespèrent pas totalement, « si toutefois la politique menée actuellement venait à être modifiée et que les impératifs de compétitivité étaient remis à l’ordre du jour ». Le cas échéant, il faudra consentir de « hauts niveaux d’investissement », le coût d’un hectare de serre se situant entre 1,4 et 1,8 millions d’euros. Il faudra aussi compter avec des outils de transformation performants, le maillage agricole et industriel étant « trop lâche, les coûts logistiques pèsent négativement sur la compétitivité de la production française ».

A contrario, la dynamique du Maroc pourrait être pénalisée par la raréfaction de la ressource en eau. « La plupart des prévisions montrent qu’au cours des prochaines décennies, le pays affichera progressivement des signes d’aridité croissante en raison de la hausse des températures et de la diminution des précipitations », lit-on dans le rapport. Mais gare aux importations de pays moins soumis au stress hydrique mais toujours plus compétitifs que la France, notamment d’Europe du Nord, préviennent les rapporteurs. « La filière française dispose d’un avantage majeur par rapport à ses principaux concurrents : la disponibilité en eau ». Une des très rares notes d’optimisme du rapport, que l’on serait tenté de relativiser, compte tenu des tensions croissantes sur la ressource, ici aussi.