Serres : à la recherche de l'énergie perdue

La production de fruits et légumes sous serres chauffées est très dépendante des énergies fossiles et elle fait d'ailleurs l'objet de nombreuses critiques à cet égard. Mais rien n'est immuable : conscients de cette problématique, les serristes cherchent des solutions alternatives, notamment via l'utilisation de chaleur fatale. Ainsi à Lasse (49), les Serres de la Salamandre sont chauffées par la chaleur résiduelle d'une usine d'incinération de déchets.

On l'appelle « énergie fatale », mais on ferait mieux de la nommer valorisable, ou même précieuse. L'énergie fatale, c'est l'énergie générée par certains process industriels et qui est inutilisée, ou inutilisable, au moment où elle est produite. Souvent émise sous forme de chaleur, cette énergie fatale représente une part considérable de la consommation énergétique française : l'Ademe estime en effet que 109,5 terawatt-heure (TWh), soit 36% de la consommation de combustible, seraient ainsi perdus chaque année.

Des serristes inquiets et motivés

Dans un contexte où l'énergie devient rare et chère, cette chaleur fatale intéresse de plus en plus de monde. C'est en particulier le cas des producteurs de légumes sous serre (tomates, concombres, fraises), pour qui l'énergie, consommée essentiellement sous forme de gaz naturel, constitue une préoccupation majeure depuis longtemps (encore plus cette année où les prix ont flambé).

Cette chaleur fatale possède cependant un inconvénient : elle doit être utilisée à proximité de son lieu de production. Ce qui implique, dans la plupart des cas, de construire spécialement des serres auprès des sources de chaleur. Malgré cette forte contrainte, de plus en plus de serristes sautent le pas : selon l'enquête réalisée par le CTIFL (Centre technique interprofessionnel des fruits et légumes), sur le parc français de serres chauffées (1129 hectares), « 6,8% utilise de la chaleur fatale issue d'unités d'incinération de déchets ménagers comme source principale d'énergie », décrit Ariane Grisey, responsable de l'unité énergie environnement du CTIFL.

La répartition géographique des serres maraîchères françaises s'en trouve même sensiblement modifiée, avec l'apparition de nouvelles zones de productions, en dehors des bassins classiques où la production était très concentrée (Finistère, Bassin nantais et Bouches-du-Rhône). Cette déconcentration n'est pas sans entraîner des difficultés en termes de logistique, ou de recrutement de la main d’œuvre. « Mais ils y arrivent », commente Ariane Grisey, « le plus souvent c'est la disponibilité du foncier qui pose problème ».

Un autre frein pour ces projets est tout simplement que les usines améliorent de plus en plus leur efficience énergétique, et donc réduisent leurs émissions de chaleur fatale. Cependant, Ariane Grisey estime qu'« il y a encore des opportunités en France pour l'installation de serres à proximité d'unités d'incinérations de déchets. D'autant plus que généralement, peu d'écoquartiers d'habitation souhaitent s'y installer ! ».

Pouvoir répondre à la demande du marché

Maraîcher serriste en Pays nantais, Stéphane Gaborit fait partie de ceux qui ont cru très tôt en cette source nouvelle d'énergie ; en 2016, il apprend que l'unité d'incinération de déchets de Lasse (49) dispose de 18 MW de puissance de chaleur fatale et qu'elle cherche à les valoriser. C'est à deux heures de route de ses serres de Saint-Philbert de Grand-Lieu (44), mais c'est un défi qu'il souhaite relever. « La demande des consommateurs pour des légumes produits en France est en progression, mais les prix élevés de l'énergie ne nous permettent plus de faire des projets. Avec la chaleur fatale, nous avons la possibilité d'avoir un contrat de chaleur sur plusieurs années, et donc, de la visibilité à long terme ».

Pour gagner cette visibilité, le parcours a cependant été long pour Stéphane et les deux autres maraîchers nantais qui l'accompagnent dans cette aventure : il leur a fallu se démarquer des autres candidats pour décrocher le marché (des projets de séchage de bois et de luzerne), négocier l'emprise foncière des serres, assurer la ressource en eau, étudier le gisement potentiel de main d’œuvre...

Après 6 années de travail, 10 à 12 versions différentes du projet, deux enquêtes publiques et de nombreuses réunions et sensibilisations sur le terrain, le résultat est là : depuis mars dernier, les Serres de la Salamandre s'étendent sur quatre hectares et vont produire 2500 tonnes de tomates par an. Une soixantaine de personnes y sont employées, dont une majorité de CDD sur la saison de production, de mars à novembre.

Maraîcher installé en Pays nantais, Stéphane Gaborit s'est lancé, avec deux collègues dans la construction de serres de tomates, chauffées par l'énergie fatale issue de l'unité d'incinération de Lasse (49). photo Catherine Perrot

Un prix et un approvisionnement garantis sur 12 ans

Cette première tranche de 4 ha utilise environ 5 des 18 MW de chaleur fatale de l'unité d'incinération des déchets. Une deuxième tranche de 3 ha devrait être mise en service en 2025, et peut-être une troisième tranche plus tard. Les associés construisent leur projet « par étape », car les investissements sont très élevés (environ 10 millions d’euros pour la première tranche).

Lorsqu'ils ont négocié leur contrat de chaleur, en 2019, les associés serristes l'ont fait à un prix plus élevé que le prix de revient du système classique, avec gaz naturel et cogénération (1). Aujourd'hui, non seulement le prix de revient de la chaleur fatale est moins élevé, mais en plus, les serristes le connaissent sur les douze ans à venir, et sont assurés de ne pas avoir de soucis d'approvisionnement.

La demande des consommateurs pour des légumes français est forte. Stéphane Gaborit estime que sa démarche de construire de nouvelles serres chauffées par de l'énergie fatale contribue à renforcer la souveraineté alimentaire française. photo Catherine Perrot

Vers un bilan carbone vertueux ?

Une chaudière à gaz de secours a néanmoins été installée, pour assurer le chauffage des serres lorsque l'unité d'incinération est en maintenance. Mais deux projets de méthanisation de déchets agricoles locaux sur le site devraient fournir bientôt une source de gaz renouvelable à cette chaudière de secours, diminuant encore la dépendance de l'unité aux énergies fossiles. Les Serres de la Salamandre pourraient même récupérer le CO2 issu de l'unité de méthanisation.

Les tomates conduites sous serres chauffées avec un chauffage classique n'ont pas un bon bilan carbone : selon les calculs réalisés par Ariane Grisey, à partir de la base de données Agribalyse (fondée sur les Analyses de cycles de vie), un kilo de tomates grappe génère 1,7 kg eq CO2. Cependant, si la source d'énergie est de l'énergie fatale et/ou de l'énergie renouvelable, si la serre est correctement isolée (double écran thermique), si la chaleur est répartie de manière optimale (basse température, au plus près des plantes), on obtient le même bilan carbone que les tomates produites en serre non chauffée : 0,2 kg eq CO2/kg de tomate grappe. La marche est haute, mais pas infranchissable.

(1) Le système actuellement le plus répandu pour chauffer des serres est d'acheter du gaz naturel pour faire tourner un générateur : l’électricité produite est vendue à EDF et tandis que la chaleur résiduelle du moteur est utilisée pour chauffer les serres.