Comment stimuler le marché des crédits carbone made in France ?

Le marché de la compensation volontaire peine à décoller alors que l’offre de crédits carbone monte en puissance. Plusieurs leviers réglementaires pourraient stimuler l’achat par les entreprises et institutions, en attendant que l’UE lève le voile sur sa stratégie.

« Aujourd’hui, il est possible d’acheter des crédits carbone agricoles » : le 31 janvier dernier, à l’occasion d’une table ronde visant à mobiliser les acteurs publics et privés, Julien Denormandie s’est transformé en VRP. « Nous avons 600 000 tonnes de crédits carbone à vendre », a confirmé la présidente de la FNSEA, tout en annonçant la création prochaine d’une plateforme destinée à regrouper l’offre des crédits carbone agricoles.

Ces derniers sont générés par les différents projets ayant décroché le label bas-carbone (LBC) délivré par le ministère de la Transition écologique. Selon le dernier décompte du ministère, les 160 projets déjà labellisés dans le secteur agricole ont permis de certifier 406.000 tonnes de carbone. « Avec 260 projets notifiés en cours d’instruction, le nombre de projets agricoles va doubler en 2022 », déclare Laurent Michel, directeur général de l’énergie et du climat au ministère de la Transition écologique.

Une démarche doublement volontaire

Le mécanisme des crédits carbone s’inscrit dans le marché dit « volontaire », par opposition au marché dit « obligatoire » ou de « conformité ». Ce dernier est généré par les engagements des Etats signataires du protocole de Kyoto entré en vigueur en 2005. Il s’impose aux industriels gros émetteurs des pays signataires. Les crédits sont certifiés par l’ONU. Le marché volontaire permet à des entreprises ou à des institutions, non contraintes par la réglementation, de compenser leurs émissions résiduelles, c’est à dire incompressibles en leur sein. En France, c’est le ministère de la Transition écologique, via la label bas-carbone créé en 2018, qui certifie les réductions et séquestrations d’émissions (les fameux crédits carbone), pour peu qu’elles soient mesurables, vérifiables, permanentes et additionnelles. Du côté des agriculteurs, la transition vers des pratiques bas-carbone est tout aussi volontaire. Mais la création du label bas-carbone offre l’opportunité de vendre des crédits de carbone et de financer tout ou partie de sa transition, voire de dégager un complément de revenu dans le meilleur des cas.

Le carbone « made in France » plus cher, mais incomparable

Problème : les crédits carbone « made in France », dont les tarifs sont libres et négociés de gré à gré, sont relativement chers. « On peut trouver des crédits carbone en Amérique du Sud à 5, 6 ou 9 euros la tonne contre 35, 38 ou 40 euros en France, déclare Julien Denormandie. Étanchéifier des fosses à lisier ou réintroduire des légumineuses est bien plus onéreux que de s’engager à cesser de déforester, en caricaturant à peine ». Résultat : les acheteurs peuvent être tentés d’opter pour le moins-disant financier au détriment du mieux-disant local, social etc.

La loi Climat et les vols intérieurs

Sauf quand le législateur s’en mêle. C’est par exemple le cas avec la loi Climat et résilience d’août 2021 et son article 147. Celui-ci impose aux compagnies aériennes de compenser les émissions dues aux vols intérieurs en privilégiant (mais pas en contraignant) l’achat de crédits carbone en France sinon dans l’UE, à hauteur de 50% dès cette année, 70% en 2023 et 100% en 2024. A défaut, les compagnies sont redevables d’une amende de 100 euros la tonne.

Un autre levier, au spectre beaucoup plus large, pourrait consister à réviser la réglementation entourant la Responsabilité sociale des entreprises (RSE), une idée suggérée par le cabinet GreenFlex, auteur de l’étude « Comment accélérer les efforts d’atténuation du dérèglement climatique en agriculture », commanditée par le ministère de l’Agriculture.

« A travers une révision de la directive portant sur la déclaration des performances extra-financières, on pourrait inviter les entreprises à s’engager plus fortement en proposant des stratégies bas carbone fondées sur la science, avec des objectifs de réduction planifiés et des objectifs de contribution sur les sols européens et qui passeraient par l’achat de crédits carbone », suggère Elise Bourmeau, sa directrice conseil agroalimentaire et bioéconomie.

Un actif au bilan des entreprises plutôt qu’une charge

Le législateur dispose aussi à sa main des levier fiscaux. « Une taxe carbone aux frontières appliquée aux engrais inciterait indirectement les agriculteurs à recourir aux engrais organiques ou encore à implanter des légumineuses pour enrichir le sol en azote, poursuit Elise Bourmeau. On pourrait également conditionner l’exonération de certaines taxes sur les énergies fossiles à la mise en œuvre de pratiques durables telles que la couverture des sols entre deux cultures ».

"Si au lieu d’en faire une charge, on fait des crédits carbone un actif du bilan de l’entreprise, c’est à dire un investissement, un actif cessible, alors vous aurez des flux financiers en direction de l’agriculture"

Participant à la table ronde en sa qualité de président et fondateur de la Compagnie des amandes, Arnaud Montebourg a évoqué un autre levier fiscal, consistant à modifier le statut des crédits carbone. « Aujourd’hui, les crédits carbone constituent une charge pour les entreprises, explique l’ancien ministre. Celles-ci sont donc incitées à acheter les crédits les moins chers et c’est ainsi que l’on exporte notre bonne conscience comme on exporte nos émissions. Si au lieu d’en faire une charge, on fait des crédits carbone un actif du bilan de l’entreprise, c’est à dire un investissement, un actif cessible, alors vous aurez des flux financiers en direction de l’agriculture et valorisant le travail de séquestration des agriculteurs ». Sans mésestimer les risques spéculatifs inhérents à ce changement de statut, Arnaud Montebourg a jugé qu’en termes économique et fiscal, « une politique européenne serait bienvenue sur le sujet du carbone ».

Une législation européenne en préparation

Un texte législatif européen est justement en préparation. Dans une communication datant du 15 décembre dernier, la Commission européenne a laissé entendre que les financements publics, dont la Pac, pourraient contribuer à accélérer le stockage du carbone dans le sol, en allégeant la charge financière des exploitations s’y engageant, moyennant une normalisation des méthodes et des règles de surveillance, de déclaration et de vérification, et donnant tous les gages d’intégrité, d’additionnalité, de permanence. Reste à savoir si le LBC made in France cochera toutes ces cases. Le ministère de la Transition écologique s’y emploie à travers un plan d’actions lancé en août dernier. « On a besoin de s’améliorer sur l’expertise technique et collégiale des projets et parfois, mieux qualifier l’exigence environnementale », souligne Laurent Michel. La biodiversité pourrait s’inviter de manière plus prégnante dans un LBC revisité.

"Soit on procède par injonction, avec une loi ou un règlement européen, ce qui a souvent nui au monde agricole, soit on concilie création de valeur économique et création de valeur environnementale"

Du côté du ministère de l’Agriculture, l’immixtion de la Commission européenne dans le dossier carbone soulève une petite appréhension, que Julien Denormandie tente de déjouer dans le cadre de la présidence française du Conseil de l’UE, en ralliant ses homologues à sa conception. « Sur le sujet du carbone, il y a deux possibilités, énonce-t-il. Soit on procède par injonction, avec une loi ou un règlement européen, ce qui a souvent nui au monde agricole. Soit on concilie création de valeur économique et création de valeur environnementale, ce à quoi se prête la captation du carbone dans les sols agricoles. Je suis convaincu que l’on ira plus vite si l’on sort de l’injonction habituelle au profit de l’alignement des intérêts ».

Une autre menace plane au-dessus de l’agriculture, à savoir l’application du principe du pollueur-payeur, recommandée par la Cour européenne des comptes. D’ici à décembre 2023, la Commission européenne réalisera une étude visant à évaluer le potentiel de ce principe aux émissions de GES provenant des activités agricoles. D’où, peut-être, l’empressement autour de la compensation volontaire, sachant que l’agriculture est responsable de 19% des émissions de GES en France (contre une moyenne de 10% au sein de l’UE).

Le 31 janvier dernier, le VRP Denormandie a enregistré l’engagement de plusieurs financeurs privés, dont la Caisse des Dépôts, Action Logement, LVMH et le Crédit Agricole, ce dernier s’étant engagé à acquérir une première tranche de 25 000 tonnes de carbone issus de la ferme France. Le ministère s’est de son côté engagé à compenser l’empreinte carbone liée à son Administration centrale sur l’année 2020, soit un résidu de 6 624 tonnes. Un appel d’offre d’environ 400.000 euros sera lancé d’ici à la fin mars. Qui dit mieux ?