Compétitivité de la Ferme France : le diagnostic vital et le plan « choc » des sénateurs

La Commission des affaires économiques du Sénat dresse un réquisitoire sévère de la politique agricole menée sous le 1er quinquennat d’Emmanuel Macron. Elle en appelle à un « choc de compétitivité » pour contrer le « déclin » de la France agricole et agroalimentaire, formulant 24 propositions, à commencer par la nomination d’un haut-commissaire dédié.

En mai 2019, la Commission des affaires économiques du Sénat avait publié un rapport (« La France, un champion agricole mondial : pour combien de temps encore ? ») consacré à la place de notre pays dans le paysage agricole mondial. Le constat n’était pas brillant et prédisait, sur la base de la trajectoire empruntée par la balance commerciale depuis l’an 2000, le premier déficit de l’histoire du secteur agroalimentaire en 2023. On n’y est pas encore (ni en 2023, ni au déficit) car les derniers chiffres en date, relatifs à 2021, étaient plutôt engageants, avec un excédent de 8,2 milliards d’euros contre 6,1 milliards d’euros en 2017, année référence du rapport sénatorial. L’année 2022 n’est pas trop mal engagée, avec un excédent de 6,7 milliards d’euros sur les huit premiers mois selon Agreste, en hausse de 41,2% par rapport à la même période 2021.

Mais le diable se niche dans les détails. La Commission des affaires économiques en pointe deux, à commencer par la surpondération des vins et spiritueux, dont l’excédent pointe à 14,1 milliards d’euros, et sans lesquels l’agroalimentaire aurait enregistré un déficit de 6 milliards d’euros en 2021, contre 4,7 milliards d’euros en 2020. D’un certain point de vue, la situation se dégrade effectivement.

"L’Etat veut se concentrer sur son marché intérieur par la montée en gamme et ouvre finalement ses portes aux importations : c’est l’effet renversant « tarte tatin »"

Autre détail diabolique : l’excédent commercial est tiré par l’effet prix des exportations et non par les volumes, la faute au « tout montée en gamme » et confinant au « piège ». Selon les rapporteurs, pour compenser sa faiblesse sur le terrain de la « compétitivité prix » (la capacité à proposer des prix plus bas que la concurrence ou à tenir une baisse de prix sans perdre de parts de marché), la France a tout misé sur la « compétitivité hors prix » (la capacité à gagner ou maintenir des parts de marché en jouant sur la différenciation qualitative, l’image, etc.), ce que FranceAgriMer avait documenté dans un rapport publié en juin 2021. Selon les rapporteurs, « en suivant cette unique stratégie du « tout montée en gamme », le risque est réel de voir un affaissement du potentiel productif agricole français, au détriment de notre souveraineté alimentaire (...). On prône une montée en gamme de l’agriculture française et de l’autre, on laisse entrer des produits « cœur de gamme » plus facilement. L’Etat veut se concentrer sur son marché intérieur par la montée en gamme et ouvre finalement ses portes aux importations : c’est l’effet renversant « tarte tatin ».

Egalim et la montée en gamme éreintées

La loi Egalim en prend pour son grade, les sénateurs fustigeant la montée en gamme sacralisée dans le discours de Rungis du 11 octobre 2017, rampe de lancement des Etats généraux de l’alimentation qui déboucheront sur deux lois Egalim durant le 1er quinquennat, et que les rapporteurs n’ont toujours pas digérées, alors que « la loi Egalim 3 étant dans tous les esprits ». « Le gouvernement s’est évertué à adopter plusieurs lois « Egalim » dans le but d’améliorer le ruissellement de la valeur de la grande distribution vers les fermes, épuisant son énergie à construire un édifice législatif et réglementaire d’une remarquable complexité pour lutter contre des pratiques commerciales qui relèvent du champ de la morale commerciale (...). Le remède proposé par la loi Egalim pourrait, au reste, être pire que le mal car, en n’axant la politique agricole que sur ce circuit de distribution à destination du consommateur français en grandes et moyennes surfaces, consacré comme nouvel eldorado économique pour les producteurs en quête d’une amélioration de leur revenu, le Gouvernement en a oublié qu’une grande partie des débouchés agricoles sont ailleurs : sur les marchés internationaux pour une part proche de 30% du revenu, dans la restauration hors foyer, dans certaines industries non alimentaires ».

Des produits emblématiques, sans oublier la bio

Le rapport fait ses choux gras « de la première crise de la montée en gamme » que symbolise « les difficultés d’écoulement de la filière biologique », aux prises à un retournement du marché, pour cause « de crise du pouvoir d’achat, de valorisation d’autres démarches pour certains produits, de mise en avant du critère du « local », conduisant « bon nombre d’agriculteurs dans le mur », se retrouvant « rémunérés au prix du conventionnel, sans le rendement qui va avec et avec les charges de l’agriculture biologique », un résultat « terrible ».

Hors bio, le rapport développe assez longuement le sort de quelques produits tels le blé, le lait, la pomme ou encore la tomate. « Après avoir connu une division de la production de sauce tomate par quatre entre 1997 et 2007 (85 % d’importations en 2021), la filière tomate a voulu échapper à la concurrence marocaine en se spécialisant dans la production de tomates cerise, abandonnant ainsi le marché cœur de gamme aux tomates importées, qui ont aujourd’hui 30 % de parts de marché, lit-on dans le rapport. Sauf que les importations de tomates cerise marocaines sont passées de 300 tonnes en 1995 à 70 000 tonnes ». Les rapporteurs redoutent le même sort pour les tomates anciennes.

"L’agriculture française  se focalise sur le repas du dimanche, en passe de devenir inaccessible à de nombreux français pour les repas du quotidien"

Le poulet, qui « ne parvient plus à répondre à la demande française de filets à la coupe » est un autre os que rongent les rapporteurs. « Les importations ont quadruplé en 20 ans. En même temps, la consommation de poulet labellisé plafonne. Tout se passe comme si les Français consommaient un bon poulet du dimanche par mois, labellisé et produit en France, tout en acceptant de manger tous les jours du filet de poulet importé, issu d’élevages plus compétitifs ».

Étonnement, le rapport ne fait pas mention du projet de chèque alimentaire, arlésienne de la campagne électorale du président-candidat puis du tout début de second mandat. Le chèque avait justement vocation à lutter contre l’inégalité d’accès aux produits (français) de qualité mais il restera au final un chèque sans provision.

Face à une politique « d’anti-compétitivité »...

Mais les rapporteurs n’épargnent pas pour autant le locataire de l’Élysée, « ayant acquis l’intime conviction que, plutôt que de corriger le tir, la majorité gouvernementale entre 2017 et 2022 n’a pas ralenti le déclin de notre agriculture ». Ils n’y vont pas avec le dos de la cuiller, évoquant la politique « d’anti-compétitivité » caractérisant le premier quinquennat d’Emmanuel Macron, illustrée par la hausse de la redevance pour pollutions diffuses, l’interdiction des remises, rabais et ristournes lors de la vente de produits phytopharmaceutiques ou encore la mise en place de ZNT sans mesures compensatoires, le tout s’ajoutant aux surcoûts du travail et des consommations intermédiaires, aux surtranspositions trop nombreuses, à la fiscalité de production plus élevée etc. « La France fait de la baisse des revenus de ses agriculteurs la source de sa compétitivité quand l’Allemagne le fait par des gains de productivité », tranchent les rapporteurs, qui ne sont pas loin de prononcer le diagnostic vital de la France agricole et agroalimentaire.

... un « choc de compétitivité »

A diagnostic choc, remède choc. Sans contester « l’intérêt de stratégies de montée en gamme ciblées », les rapporteurs considèrent que la priorité doit aller à un « choc de compétitivité », qu’ils déclinent en cinq axes : faire de la compétitivité de la Ferme France un objectif politique prioritaire en nommant un haut-commissaire chargé du pilotage d’un plan « Compétitivité 2028 », maîtriser les charges de production pour regagner de la compétitivité prix, relancer la croissance de la productivité de la Ferme France en faisant de la France un champion de l’innovation dans le domaine environnemental, conquérir les marchés d’avenir, reconquérir les marchés perdus, doper sa compétitivité hors prix et enfin protéger l’agriculture française de la concurrence déloyale par la promotion de clauses miroirs réellement contrôlées grâce à une démultiplication des contrôles des denrées alimentaires importées et par une actualisation des outils déjà en vigueur de protection aux importations, comme les valeurs forfaitaires à l’importation. Ces cinq axes sont étayés de 24 recommandations concrètes.

Les 24 recommandations du rapport

1 : Nommer un haut-commissaire chargé de la compétitivité de la Ferme France afin d’assurer le pilotage et le suivi du plan « Compétitivité 2028 »

2 : Donner corps au principe « Stop aux surtranspositions »

3 : Garantir une application pondérée du principe « pas d’interdiction sans alternative et sans accompagnement »

4 : Réduire les coûts de main d’œuvre par une politique de baisse des charges sociales sur les travailleurs saisonniers agricoles

5 : Activer tous les leviers pour résoudre les problèmes d’embauche du secteur

6 : Mettre en place un mécanisme de suramortissement ou un crédit d’impôt pour les investissements de mécanisation dans l’agriculture ou l’agroalimentaire

7 : Lancer, sous un an, un bilan des mesures du précédent quinquennat s’agissant de la consommation d’intrants

8 : Mettre en œuvre, à court terme, un plan de résilience de l’agriculture et de l’agroalimentaire face à la crise énergétique

9 : Prendre, dès la loi de finances pour 2023, plusieurs mesures de baisses d’impôt en faveur de la production agricole ou agroalimentaire

10 : Prolonger le volet « Troisième révolution agricole » du plan France 2028

11 : Remettre la recherche agricole davantage au service des besoins techniques des agriculteurs

12 : Lancer un plan de simplification sous un an pour mettre en œuvre un dispositif « accélérateur » limitant le champ des procédures administratives qui ralentissent aujourd’hui trop les agrandissements ou le développement de sites de production dans des secteurs stratégiques

13 : Préserver l’investissement agricole et agroalimentaire malgré la hausse des taux

14 : Renforcer la résilience des exploitations agricoles face au changement climatique

15 : Appliquer pleinement et à la lettre la loi sur l’assurance récolte, comme l’a votée le Parlement

16 : Entamer sous un an une révision globale de la politique d’accompagnement à l’exportation dans les domaines agricoles et agroalimentaires en France

17 : Consolider l’idée de la marque France en s’appuyant davantage sur l’image de la gastronomie française pour doper les exportations de produits français

18 : Mettre en place une réelle transparence sur l’origine des denrées agricoles et alimentaires

19 : Poursuivre et intensifier la priorité donnée aux approvisionnements en produits locaux et nationaux dans la restauration collective

20 : Maximiser les aides agricoles et investir dans l’innovation des productions les plus menacées par une substitution par les importations

21 : Amender la stratégie européenne « de la Ferme à la fourchette » pour faire émerger un meilleur équilibre entre les objectifs quantitatifs en matière de production pour renforcer la souveraineté alimentaire du continent et les objectifs environnementaux

22 : Défendre notre compétitivité européenne en s’engageant à mieux faire respecter les normes minimales de production requises au sein de l’Union européenne

23 : Durcir les contrôles sur les denrées alimentaires importées pour garantir le respect des normes minimales requises au sein de l’Union européenne

24 : Mener une politique active d’actualisation des valeurs forfaitaires d’importation pour répondre aux stratégies concurrentielles des partenaires commerciaux et préserver l’efficacité des outils de protection prévus dans les accords de libre-échange