Le silence des suicides, l’invisibilité de la charge mentale

[Edito] Alors que les statistiques sur le suicide en agriculture demeurent encore lacunaires sinon retardataires, il ne serait pas inutile de créer un indicateur de la charge mentale pesant sur une profession ultra-oppressée. A défaut, il va lui falloir apprendre à « déstigmatiser » la santé mentale.

La dernière saillie est venue du Conseil économique, environnemental et social (CESE), ni plus ni moins que la troisième assemblée constitutionnelle de la République, appelant, dans un rapport publié le 11 avril et consacré à la gestion durable de l’eau, à « accélérer le processus de sortie des pesticides ». Le ministère de la Transition écologique est sur la même longueur d’ondes après la publication d’un rapport de l’Anses révélant la présence significative d’un métabolite du (feu) chlorothalonil dans l’eau du robinet. De son côté, l’INRAE réalise les premières projections d’une Europe sans pesticides à l’horizon 2050, études d’impact à l’appui.

La sortie des pesticides, et plus précisément du phosmet, David Cazes peut en parler en connaissance de cause. Exploitant dans les Pyrénées-Orientales 5 ha de cerisiers, soit la moitié de sa SAU, il est depuis cette année presque totalement désarmé pour lutter contre la mouche asiatique qui menace son verger et par-delà son exploitation.

Au-delà des suicides, des tonnes de charge mentale

Il n’est pas question ici de contester la réalité des faits de pollution des milieux par les pesticides et des risques potentiels pour la santé humaine. Pas plus qu’il n’est question d’appeler à casser les « pesticidomètres » d’une agence scientifique (l’Anses), un peu trop puissante et indépendante au goût de certains. Il s’agit simplement, un tant soit peu, de se mettre à la place d’un agriculteur privé d’un moyen de production essentiel à la rentabilité et à la viabilité de son entreprise (et on va s’abstenir de brandir l’étendard sanglé de la souveraineté, de la sécurité alimentaire et de la réciprocité des normes). Mais au-delà des enjeux économiques et financiers, qu’en est-il de la charge mentale inhérente aux incertitudes réglementaire, juridique, climatique, sanitaire ou encore sociales (salariés), pesant sur le quotidien d’une profession surexposée à l’isolement et soumise à une emprise au travail parmi les plus fortes de toutes les catégories socio-professionnelles ? Comment les agriculteurs ressortent-ils de 10 ans de procédures pour faire éclore un méthaniseur ou une réserve de substitution, solution de stockage de l’eau que le CESE entend bannir, soit-dit en passant ? Après l’appréhension qui guette chacun à toute sortie de pulvérisateur, les irrigants vont-ils craindre d’ouvrir le robinet du canon enrouleur, sur fond de tensions sur la ressource en eau ?

« Déstigmatiser » la santé mentale

Le 20 avril prochain se tiendra au siège de la MSA à Bobigny (Seine-Saint-Denis) la deuxième rencontre des acteurs impliqués dans la prévention du mal-être en agriculture. Une façon pudique de désigner les suicides, même si le mal-être englobe des troubles psycho-sociaux ne se résumant pas au suicide et aux tentatives de suicide. La journée sera l’occasion de faire le point sur l’état d’avancement du plan de lutte contre le mal-être en agriculture, secteur caractérisé par une surmortalité par suicide : un tous les deux jours selon Santé publique France (données 2007-2011), un tous les jours (605 personnes) selon la MSA (données 2015). Si les chiffres sont un peu datés, on serait en droit d’attendre des indicateurs de cette fameuse charge mentale, totalement invisibilisée. A défaut, la profession est invitée à s’inscrire dans des actions de « déstigmatisation » de la santé mentale. Un prélude à la levée d’un tabou ou une façon de casser le thermomètre ?