Pastoralisme (1/5) : pour ne pas rayer de la carte 10 millions d’hectares

Devant trois eurodéputés, les acteurs du pastoralisme montagnard et méditerranéen ont défendu les acquis de la dernière réforme la Pac, consistant à rémunérer les surfaces pastorales au prorata de leur valeur alimentaire. Un système complexe mais juste et capital, qui suscite toujours la défiance de Bruxelles, alors que se profilent les trilogues Parlement, Conseil et Commission.

« Vous avez su draguer, ici dans l’Ariège, les députés européens sur la question des surfaces pastorales et nous allons les défendre au Parlement », a déclaré Jérémy Decerle, député européen (Renaissance). « Vous invitez des convaincus », lui a emboité son collègue Eric Andrieu (Alliance progressiste des socialistes et démocrates). « Il ne devrait pas y avoir de problème sur la reconnaissance des surfaces pastorales », a renchéri l’eurodéputée Anne Sander (Parti populaire européen). Il faut préciser que lorsque la parole leur a été donnée, les trois eurodéputés, membres de la Commission de l’agriculture et du développement rural au Parlement européen, avaient assisté sagement deux heures durant à une déferlante de témoignages et d’arguments sur les vertus du pastoralisme, dans le cadre d’un séminaire organisé les 1er et 2 octobre derniers à Ax-les-Thermes (Ariège).

« Si les acteurs du pastoralisme en montagne et sur l’arc méditerranéen ne défendent pas le pastoralisme, personne ne le fera à notre place, relève Philippe Lacube, président de la Chambre d’agriculture de l’Ariège et de l’Association des chambres d’agriculture des Pyrénées (Acap). Avec ce séminaire, on a fait preuve d’unité et de pédagogie à l’encontre de nos trois eurodéputés les plus investis sur les questions agricoles ». En ligne de mire : la réforme de la Pac dont le calendrier va s’accélérer dans les mois à venir, avec le vote du Parlement (députés), la position du Conseil (États et gouvernements) puis les trilogues sous l’égide de la Commission européenne.``

R. Lecocq
Les eurodéputés Jérémy Decerle et Anne Sander

La proratisation au centre des débats

L’objectif du séminaire, organisé par l’APCA, la Fnsea et les JA, était moins de faire une démonstration de force que d’alimenter la réflexion et les argumentaires des députés sur les spécificités du pastoralisme. Dans la Pac, celui-ci ne fait pas l’objet d’un chapitre particulier mais il est traité de manière transversale dans les 1er et 2ème piliers, avec deux morceaux de choix que sont les DPB et l’ICHN.

En baptisant leur séminaire « surfaces pastorales », les organisateurs se sont focalisés sur les aides surfaciques de la Pac, que la réforme de 2015 a confortées, en actant l’éligibilité des surfaces pastorales au régime des Droits à paiement de base (DPB). Près de 10 millions d’hectares sont en jeu à l’échelle nationale. Pour tenir compte de la diversité des écosystèmes (pâtures, pelouses sèches, landes, garrigues, bois pâturés, parcours, chênaies, châtaigneraies, marais...), un savant système de proratisation selon cinq classes (de 0 à 100%) a été instauré, afin de tenir compte de leur contribution effective à l’alimentation des troupeaux, qu’il s’agisse des bovins, des ovins, des caprins, des équins ou encore des porcins. Un travail titanesque, toujours un peu sujet à caution, susceptible d’évoluer dans le temps au gré du climat, de la gestion pastorale, de la menace de l’embroussaillement, de la fermeture des milieux et qui a valu à la France un refus d’apurement de la part de Bruxelles suite à des cas litigieux en 2016.

"Les bois pâturés pourraient passer au travers de la méthode de télédétection."

« Quelques éleveurs, un peu extravagants ou qui qui n’avaient pas pris soin de se faire accompagner par des organismes de service pour réaliser leur déclaration, sont tombés sous le coup de Bruxelles, qui avait ciblé les surfaces les plus problématiques que sont les bois pâturés, en se basant sur des images satellites, défend Christine Valentin, présidente de la Chambre d’agriculture de Lozère. Depuis, on s’est livré un gros travail de pesée et de chiffrage de matière sèche comestible à l’hectare afin d’affecter les proratas sans risque de contestation pour l’ensemble de la surface pastorale nationale. Le problème, c’est que l’on a toujours cette épée de Damoclès au-dessus de la tête. Une nouvelle méthode dite Lidar, de télédétection par laser, est en cours d’évaluation mais on veut que cette méthode fasse l‘objet de croisements avec nos propres données pour ne pas risquer d’exclure des parcelles éligibles, notamment les bois pâturés qui pourraient passer au travers de la méthode de télédétection ».

« Les organisations agricoles et les Chambres d’agriculture se sont beaucoup impliquées auprès des éleveurs pour examiner chaque parcelle et les proratiser », ajoute Patrick Escure, président du la Chambre d’agriculture du Cantal, référent montagne et pastoralisme à l’Apca « C’est peut-être compliqué mais face à des territoires et des milieux très divers, des milieux vivants, susceptibles d’évoluer très fortement au cours d’une même année, on n’a pas trouvé de meilleur système. Gare à la tentation de recourir à des mesures simplistes qui pourraient être complètement contre-productives ».

Des sous-déclarations de surfaces

Par le biais d’un message vidéo, le ministre de l’Agriculture a en partie rassuré les professionnels, en déclarant que « le principe de l’éligibilité des surfaces pastorales doit être préservé dans la future Pac en cours de discussion ». « Vous pouvez compter sur mon engagement pour prendre en compte les enjeux du pastoralisme et défendre fermement ce qui est une partie de notre identité territoriale et qui est créée grâce à votre activité », a lancé Julien Denormandie à l’adresse des éleveurs, qui sont restés sur leur faim concernant le futur de la méthodologie et qui se plaignent par ailleurs de faire l’objet de sur-contrôles, comparativement à l’ensemble des exploitations.

« Dans notre massif, les éleveurs préfèrent sous-déclarer les surfaces éligibles plutôt que de risquer un contrôle et des sanctions », indique Pierre-Henri Pagnier, éleveur de bovins lait dans le Doubs et président de l’association régionale de développement agricole du massif du Jura (Ardar). « C’est autant de manque à gagner ».

"Avec le pastoralisme, on a choisi d’être différent."

Joseph Colombani, président de la Chambre d’agriculture de Haute-Corse, est venu quant à lui témoigner d’une autre réalité du pastoralisme local, qui ne fait pas la une des journaux. « Sur la même châtaigneraie, on est capable de faire pâturer des brebis produisant de l’AOC Broccio, de produire de la farine AOC et puis enfin de finir des porcs charcutiers AOC avec les châtaignes restées au sol, soit trois exploitations et trois AOC, le tout avec une seule déclaration Pac, fait-il savoir. Au-delà de quelques affaires montées en  épingle, le pastoralisme corse est une réalité économique. Dans la mondialisation, il y a deux manières de vendre : ou on est moins cher ou on est différent. Avec le pastoralisme, on a choisi d’être différent ».

La prédation volontairement en sourdine, enfin presque

Durant le séminaire, les représentants des massifs ont fortement insisté sur la dimension économique du pastoralisme, refusant de se laisser enfermer dans le rôle de gardiens des paysages et de l’environnement. « Dans nos territoires,  le dernier créateur de richesses, c’est l’agriculteur », appuie Eric Lions, président de la Chambre d’agriculture des Hautes-Alpes. « Il faut les protéger, favoriser l’installation, faire de la place aux jeunes dans les groupements pastoraux et dans les structures économiques. On n’ira pas chercher des agriculteurs quand il n’y en aura plus  ».

Cependant, la réalité est âpre. « Il y a 40 ans, je vendais les veaux 4000 francs et aujourd’hui, je les vends 410 euros, c’est à dire le même prix, déplore Hervé Pélofi, éleveur et maire de Prades (Ariège), et gestionnaire de l’estive du Roc de Scaramus. Nous avons une légitimité économique et je pense que nous l’auront encore dans les 50 ans à venir. Malheureusement, nous avons besoin des aides, sans quoi l’élevage disparaitra, ici et dans tous les massifs ».

"En tant qu’éleveur de haute montagne, la réalité, c’est que je n’existe pas dans l’économie réelle."

« Je ne me lève pas le matin pour entretenir les paysages ou pour piéger du carbone, déclare Christophe Léger, président du Suaci Montagn’Alpes. Ce qui nous guide, c’est l’acte production. Mais en tant qu’éleveur de haute montagne, la réalité, c’est que je n’existe pas dans l’économie réelle, alors que je vends mon lait 800 euros les 1000 litres en Beaufort, ce qui fait rêver tout le monde. A ce détail près que l’on en produit en moyenne 70.000 litres par actif ».

Des déclarations auxquelles les eurodéputés n’ont pas été insensibles. « Votre modèle est au cœur des politiques que l’on doit défendre, pour la simple raison qu’il est totalement en phase avec les grandes orientations communautaires que sont le Green deal, le Farm to fork et la stratégie biodiversité », soutient Eric Andrieu.

R. Lecocq
Eric Andrieu, eurodéputé

A propos de biodiversité, on notera que les éleveurs ont (quasiment) passé sous silence la problématique des prédateurs, histoire sans doute de ne pas brouiller le message. La charge est venue de Christine Téqui, présidente du Conseil départemental de l’Ariège.

« L’ours et le loup, voilà le danger mortel du pastoralisme, s’est-elle exclamée en début de séminaire. Les ours slovènes amenés dans nos territoires réussiront-ils à faire ce que leurs lointains prédécesseurs n’ont pu réaliser, c’est à dire chasser l’Homme ? Je le crains dans la mesure où le balancier idéologique est en leur faveur. Ce ne sont pas les ours, espèce admirable prise en otage, qui vont chasser les montagnards et les éleveurs, mais d’autres hommes, hauts responsable politiques, hauts techniciens à l’origine de ces opérations, aux côtés d’associations puissamment financées par des fonds publics. Ces mêmes techniciens ont eu une autre idée, celle d’individualiser plus fortement nos espaces pastoraux pyrénéens, marqués par un usage millénaire d’esprit collectif et de partage. Une arrière-pensée coule dans les veines de ces évolutions : c’est le donnant-donnant, autrement dit davantage d’argent si tu acceptes l’ours ». Bref mais saillant.

Tous les articles de la série :

Pastoralisme (1/5) : pour ne pas rayer de la carte 10 millions d’hectares

Pastoralisme (2/5) : « Si on regarde par-dessus, on ne voit que des arbres. Et pourtant... »

Pastoralisme (3/5) : « Un BTS pastoralisme, option sortie du métier »

Pastoralisme (4/5) : l’estive, une science à part entière

Pastoralisme (5/5) : de la Haute valeur naturelle à la haute valeur sociétale