La possibilité d’un État argentin négociant en grains

Le gouvernement d’Alberto Fernández a été récusé par la Justice dans son rôle d’intervenant expropriateur du groupe Vicentin, mais il insiste par d’autres voies. Peu avant, un projet de restauration de la Junte nationale des grains a été déposé au Parlement.

Jusqu’où ira le gouvernement argentin dans ses velléités de participation au commerce extérieur agricole ? En pleine crise économique et sanitaire, il est allé déjà loin, le mois dernier, en tentant d’exproprier le groupe Vicentin, sixième exportateur de grains du pays sud-américain, et pourrait bien ne pas s’arrêter là.

Un mois plus tôt, en effet, le projet de restaurer la Junte nationale des grains, cet organisme d’État qui régula le négoce des céréales de 1933 à 1991, a été présenté par la sénatrice du parti péroniste au pouvoir, Silvina Larraburu. Un projet anachronique fou, selon tous les experts consultés par La Dépêche-Le Petit Meunier, puisque l’État ne possède ni les infrastructures, ni les équipes, ni le financement nécessaires à la réalisation d’un tel projet, mais celui-ci « doit être pris très au sérieux », selon l’opposant radical Hugo Rossi. Car la coalition qui a mené Alberto Fernández au pouvoir, il y a six mois, a pour pilier l’aile gauche dure du péronisme, le kirchnerisme, qui prône un État fort.

Dans la foulée, le 8 juin, le président de la République a annoncé l’intervention du gouvernement au conseil d’administration du groupe Vicentin, placé en liquidation judiciaire depuis décembre dernier, dans le but avoué d’en exproprier les actifs au détriment de ses dirigeants-actionnaires accusés de gestion désastreuse, voire frauduleuse, à cause d’une dette qui s’est subitement élevée à 1,1 milliard d’euros auprès de la Banque de la Nation Argentine, Rabobank, Natixis et le Crédit Agricole via sa banque d’investissement CACEIS, ainsi qu’auprès d’environ 2 000 agriculteurs argentins, mettant par là même en péril les 5 000 emplois d’un conglomérat qui compte 36 entreprises, l’une des plus grandes usines de trituration de soja au monde, une usine de biodiesel, des parts dans deux ports, un feedlot de bovins, un abattoir, une cave, des filiales au Brésil et en Espagne, etc.

La Justice désavoue le gouvernement… qui n’abandonne pas

Opération de sauvetage ou projet de nationalisation en deux coups, l’intervention du gouvernement chez Vicentin a pour l’instant échoué. Elle a été récusée par la Justice et répudiée par des manifestations de rue parties de la ville d’Avellaneda, où se trouve le siège de Vicentin, qui se sont reproduites dans une cinquantaine de communes rurales. Cela sentait à plein nez la révolte de 2008 contre les taxes à l’export. « Nous ne sommes pas le Venezuela », disaient en somme les manifestants.

Mais le gouvernement ne baisse pas les bras. D’une part, il soutient un plan de reprise alternatif au sien, proposé par la province de Santa Fe -un PPP aux contours juridiques confus-, et menace d’exproprier Vicentin au forceps si ce projet alternatif est lui aussi débouté par la Justice. D’autre part, il a arraché au Sénat le vote de la création d’une commission d’enquête parlementaire pour faire la lumière sur les manœuvres louches ayant conduit à la débâcle de Vicentin.

Notons que d’autres groupes agro-alimentaires argentins sont en grave difficulté financière, comme Sancor et Molinos Cañuelas, que rien ne met à l’abri d’une intervention de l’État, d’autant moins dans un contexte de crise de plus en plus similaire à celle de 2001.

Impossible de comprendre cette actualité sans tenir compte des relations ambiguës qu’entretiennent depuis des décennies les caciques du secteur agricole argentin, « qui contrôlent la caisse », selon la formule consacrée, et ceux du parti péroniste, qui gèrent les affaires de l’État de façon discontinue depuis 1946. Impossible, aussi, d’ignorer dans une telle analyse la révolte des syndicats agricoles contre les taxes à l’exportation de grains qui marqua d’un sceau conflictuel, en 2008, les deux mandats présidentiels de Cristina Kirchner (2008-2015), elle qui est aujourd’hui vice-présidente de la République et, à ce titre, présidente du Sénat.

L’actuel président, Alberto Fernández, cultive, lui, une image de dirigeant modéré. « Ces idées folles de faire main basse sur des entreprises et de châtier les riches, très peu pour moi. Nous voulons simplement un pays plus juste », disait-il encore aux médias, le 29 mai dernier.

Une semaine plus tard, en conférence de presse, il annonçait un décret visant l’expropriation du premier groupe agro-alimentaire du pays détenu par des Argentins ! Si l’Etat en devenait l’actionnaire majoritaire, à travers la filiale agricole du pétrolier YPF, il détiendrait de 6 % à 8 % des parts de marché du négoce international d’un pays qui reste le "grenier du monde" moins pour son blé que pour son soja.

« Ce serait une terrible nouvelle, avertit en off le directeur d’une multinationale du trading. Si l’État argentin devient un acteur commercial de l’exportation de grains, cela faussera le système car il a d’autres objectifs et d’autres atouts que ses concurrents. Il pourrait fonctionner à perte, par exemple. Cela découragerait les investissements privés », juge-t-il.

Cela ne suffisait-il pas à Alberto Fernandez d’avoir augmenté, par décret, le niveau des taxes à l’exportation de soja de 25 % à 33 % en début d’année ? Il faut croire que non. Ou bien estimer, comme lui, que la faillite du groupe Vicentin menace effectivement des intérêts publics essentiels.

 

L’argument de la souveraineté alimentaire

« L’Etat français laisserait-il sombrer un groupe comme Soufflet, s’interroge un Franco-argentin bien au courant de l’affaire Vicentin. Ne sortirait-il pas, au besoin, un 49.3 ? » demande-t-il.
Le gouvernement argentin prétend vouloir sauver des emplois et les fermiers créanciers de Vicentin de la faillite, mais il agit également au nom d’un concept élargi de souveraineté alimentaire. Ses adversaires tournent cet argument en dérision en rappelant que l’Argentine nourrit près d’un demi-milliard de personnes sur Terre, oubliant un peu vite que 40 % des Argentins, au moins, sont des pauvres qui consacrent la moitié de leur budget à la nourriture.
Plus la crise économique s’aggrave, plus le gouvernement aura de marge de manœuvre pour agir en dépit de la Justice et du bon sens.