Quand la canne se sucre...

Alors que le prix du sucre est au plus bas, les planteurs de Guadeloupe viennent d’arracher aux industriels une augmentation de 4,52 € la tonne de canne. Ceux de Marie-Galante vont tirer profit de la modernisation de la sucrerie-rhumerie. De quoi édulcorer les fragilités structurelles.

« La part payée par les usines n'avait pas augmenté depuis 1983 », s'esclaffe Maxette Grisoni, la tonitruante présidente de la FDSEA de Guadeloupe. « Entre-temps, nos charges de main d'œuvre ont explosé pour satisfaire des modes de production agroécologique tandis que les industriels développaient des process permettant d'extraire toujours plus de saccharine ». L'augmentation de 4,52 €, faisant passer le prix industriel à 36,86 €/t résulte en effet en partie d'une révision de la formule de calcul de la richesse saccharine, basé sur un coefficient d'extraction (Km), réévalué à 84 % au lieu de 81,5 %. Comprendre le mode de rémunération de la canne à sucre en Guadeloupe continentale (sucrerie Gardel SA) et à Marie-Galante (sucrerie SRMG), île sous la dépendance administrative de la Guadeloupe, ce n'est pas une sinécure. A tel point qu'en 2017, le Conseil général de l'alimentation, de l'agriculture et des ruraux (CGAAER) s'est fendu d'un rapport sur le sujet (Révision du système de paiement de la canne à sucre en Guadeloupe). Où l'on peut lire : « les interlocuteurs qui connaissent et comprennent dans le détail la formule de 1983 sont désormais très peu nombreux et ne sont plus en responsabilité directe dans la filière. La mémoire de sa genèse est donc en train de se perdre ».

36,86 € + 2,5 € + 10,85 € + 29,31 € + 3,5 € = 83,02 €/t

En Guadeloupe, la formation du prix de la canne à sucre est l'addition du prix payé par l'industriel (désormais 36,86 €/t), d'une prime exceptionnelle à la production toujours industrielle (2,5 €/t pour Gardel et 1,5 €/t pour SRMG), de la rémunération bagasse (10,85 €) et de l'aide nationale à la production (29,31 €/t). Celle-ci est modulée en fonction des tonnages et de la richesse et peut être amplifiée par la mise en œuvre de pratiques agroécologiques : 300 €/ha pour des apports d'amendements organiques, 100 €/ha le décompactage et 100 €/ha pour le désherbage mécanique. Il y a enfin l'aide au transport de la canne (3,5 €/t en moyenne), soit un prix total de 83,02 €/t. Le rendement moyen varie entre 40t/ha et 60 t/ha selon la pluviométrie. Pas de chance, la réévaluation de la part industrielle, qui équivaut à environ 7 % du prix total, risque forte d'être contrebalancée par les prévisions de la récolte 2018 estimée à 724 100 t, en baisse de... 7 %. Néanmoins, à l'heure où le cours mondial du sucre s'est effondré de 50 % entre avril 2017 et avril 2018 pour s'établir à moins de 250 €/t, le sort des planteurs guadeloupéens n'est pas le moins envieux de la filière. Ils le doivent en grande partie à la politique communautaire et nationale visant à compenser les handicaps (insularité, coûts de transport...) des régions ultrapériphériques et qui, s'agissant du sucre, se traduit par des garanties en termes de prix et de débouchés. Presque anachronique à l'heure de la fin des quotas sucriers européens. Dans l'état actuel des accords entre l'Etat et l'interprofession Iguacanne d'une part et entre les planteurs et les transformateurs d'autre part, la filière y voit clair jusqu'en 2022. Un horizon dont rêveraient les betteraviers mais qui ont d'autres alternatives en termes d'ajustement et d'assolement, la canne à sucre étant quant à elle implantée pour 6 à 8 ans. Les planteurs ont cependant d'autres cannes à rogner, du côté de la mélasse par exemple. Le sous-produit de la canne, après extraction du sucre, sert la production de rhum industriel, à ne pas confondre avec le rhum agricole distillé à partir du jus fermenté de canne entière. « Avec l'alcool, le saccharol est le deuxième sous-dérivé de la mélasse », souligne Maxette Grisoni. "Il intéresse davantage les industriels que le sucre lui-même ».

Sur-capacité et sous-productivité

Premier coup de canne. Au pays du sucre roux, tout ne serait pas blanc. Que l'on se rassure, les industriels ont leur lot de récriminations. En Guadeloupe continentale, Gardel SA, la dernière sucrerie en service, est entre les mains d'actionnaires privés, à commencer par la Société sucrière des Antilles, détenue majoritairement par la Cofepp (La Martiniquaise), dans laquelle Cristal Union a pris une participation en 2014. L'usine a aussi comme actionnaires Tereos et la Générale sucrière. Elle produit entre 60 000 t et 65 000 t de sucre par an et 7 500 HAP (hl alcool pur). Elle exploite 930 ha de canne pour son compte et emploie 230 salariés, (450 en haute saison) pour un chiffre d'affaires de 50 M €. Avec une campagne concentrée de février et juin et une capacité à traiter 800 000 t de cannes, l'usine est clairement en sous-régime, ce qui altère ses performances. Selon le CGAAER, une usine brésilienne traite en moyenne 2,5 M t pendant 8 mois. A Marie-Galante, la SRMG a traité en moyenne 80 000 t/an au cours des 5 ans passés pour une capacité de 110 000 t. « Les planteurs ont tendance à se focaliser sur le rendement ha en cannes », explique Sylvain Icart, directeur général délégué de Gardel. « En tant qu'industriel, je suis attentif au rendement en sucre. Dans tous les cas, les planteurs ont des marges de progrès, ce qui passe par une amélioration de la conduite des plantations, notamment le rythme de renouvellement. On peut aussi évoquer les 10 000 ha en friches qui constituent un manque à produire et à gagner pour l'île ».

Coups de canne

Les terres en friches, pour cause d'indivision ou de rétention spéculative, constituent un obstacle au développement de l'agriculture guadeloupéenne, dont l'autonomie alimentaire est limitée à 20 %. Quant aux installations de jeunes agriculteurs, elles se comptent sur les doigts d'une main. La structuration des exploitations cannières, très atomisées, sert la redistribution de la richesse, autrement plus qu'en banane, mais elle ne favorise pas la productivité. Bien évidemment, l'État en prend aussi pour son grade. « Pour le seul secteur de la canne à sucre, les retards de paiement correspondent à deux années de chiffre d'affaires pour certains planteurs », dénonce Dominique Dartron, président de la Coordination rurale de Guadeloupe. « Les primes à la replantation 2015 n'ont pas encore été versées. Résultat : le rythme de replantation a baissé de près de 60 % ces dernières années. Au bout de la 6ème année, chacun sait que la production chute ». Et pour finir le tableau des coups de canne, on pourrait évoquer le front syndical, pas plus désuni ici qu'ailleurs, ce qui n'exclut pas le particularisme, telles ces élections à répétition à la présidence de la Chambre d'agriculture, quatre sous la mandature actuelle, et toujours le même président au final, en la personne de Patrick Sellin (MODEF).

Espoir à Marie-Galante

A Marie-Galante, ce sont les tergiversations autour de la restructuration de la sucrerie-rhumerie de Grand'Anse qui pénalisent les planteurs. Vieillissante et dépourvue de centrale thermique indispensable à la valorisation de la bagasse, la sucrerie connait des taux de panne rédhibitoires, pénalisant la pleine exploitation du pic de richesse des cannes. « Les 8 ans de tractations ont fait perdre l'équivalent de 9 M € aux planteurs, rien que sur la prime bagasse », déclare Ferdy Créantor, qui préside la Sicama et le GIE Canne Guadeloupe. « Le 10 avril dernier, l'État, les collectivités et les partenaires industriels sont enfin tombés d'accord pour construire une centrale de 6 MW, pour une mise en service à l'horizon 2022 ». Les planteurs de Marie-Galante toucheront une prime dédiée de 14,5 €/t tandis que l'ile verra sa sécurité énergétique mieux assurée. A la sucrerie Gardel, l'usine de cogénération bagasse-charbon est en service depuis 1999 et certifiée Iso 50001 depuis 2014, ce qui permet à la sucrerie de concentrer ses investissements sur d'autres postes. « L'usine ne reverse aucun dividende à ses actionnaires car l'intégralité des résultats est réinvestie sur le site », souligne Sylvain Icart. « Outre la sécurité et la qualité, nous réalisons de efforts de compétitivité, encore davantage mise à mal par la fin des quotas sucriers européens ». La sucrerie poursuit la prémiumisation de sa production, en essayant de faire bouger le ratio entre le sucre roux, expédié en vrac (70 %) vers la métropole avant d'être raffiné et commercialisé par Cristal Union, et sa production de sucres spéciaux (30 %), mieux valorisés. Gardel réfléchit par ailleurs à une production sous label, bio, ou équitable. Avec deux sucreries en ordre de marche et des prix garantis pour cinq campagnes, la filière cannière, pansée, peut d'ores et déjà penser l'après 2022.