Elle milite pour l’abattage mobile, "au pré" des bêtes

Éleveuse de charolais à Beurizot (Côte-d’Or), Émilie Jeannin est à l’origine d’un projet d’abattage mobile à la ferme, porté par la SAS Le Bœuf Ethique. Un pied-de-nez à la pensée unique. Une utopie à 1,6 millions d’euros. En passe de devenir réalité.

Une dizaine de secondes : c'est grosso modo le laps de temps qui s'écoule entre l'instant où l'animal quitte ses congénères et son environnement natif et naturel, et le moment où il est mis à mort, en traversant un véhicule dédié et dûment agréé. Pas de transport, pas de transit en centre de collecte, pas de mélange, pas de rupture de groupe social, pas d'attente, pas de manipulations intempestives, pas d'oppression, ni bruits ni odeurs anxiogènes, pas de blessures, pas de souffrances, pas de stress, pas d'opacité. « Pas possible », lâche Émilie Jeannin.

L'exemple suédois

On est alors en 2016, dans l'enceinte de l'abattoir d'Autun (Saône-et-Loire). L'éleveuse de charolais y mène une bête issue de son troupeau d'environ 80 mères, situé à une heure de là, à la ferme de Lignières, qu'elle gère avec son frère Brian. À Autun, elle est accompagnée du réalisateur-producteur Franck Ribiere, fils d'éleveurs de charolais, qui a sorti deux ans plus tôt Steak (R)evolution, un « field movie » intercontinental en quête de la meilleure viande de bœuf et qui prépare alors sa déclinaison française, qui donnera le livre Steak in France, dont Émilie Jeannin sera. À Autun, le cinéaste est impressionné par le rituel mis en place par l'éleveuse pour minimiser le stress de son animal et l'accompagner au mieux dans ses derniers instants. Ou plus exactement dans ses avant-derniers instants, avant que l'animal ne soit pris en charge par le personnel de l'abattoir. Car les derniers derniers instants, on ne sait, ni quand, ni comment ils s'opèrent, la relation entre un éleveur et ses animaux s'arrêtant, au mieux, dans la cour de l'abattoir. « Sais-tu que l'on peut faire encore mieux, avec un concept d'abattage mobile à la ferme, tel qu'il en existe en Suède ? », indique le cinéaste à l'éleveuse. « Pas possible ».

Deux semaines plus tard, les deux comparses découvriront la pratique de visu. « Quand on emmène des animaux dans un abattoir, le meilleur qui soit, on arrive chez autrui et on est totalement dépossédé de ce qui se passe », explique Émilie Jeannin. « Quand l'abattoir s'installe chez soi, ça change complètement le rapport entre les deux parties et du coup, c'est l'éleveur qui garde la main et qui maîtrise tout le processus d'accompagnement de l'animal, jusqu'à la mise à mort ». Dans l'abattoir mobile, celle-ci intervient alors que l'animal pense simplement traverser le camion dans sa largeur pour rejoindre la prairie visible quelques mètres par-delà. Autre point positif : les conditions de travail des salariés. Outre la cadence redevenue humaine, il leur est donné à voir les animaux dans leur environnement et ils peuvent bien entendu discuter avec les éleveurs.

L'abattage mobile ou rien

Les échanges noués avec l'entreprise suédoise d'abattage mobile Hälsingestintan et avec les éleveurs forgent très rapidement la conviction d'Émilie Jeannin, qui décrète : « je ne veux plus élever des animaux si l'on ne peut pas disposer d'un système d'abattage mobile en France ». Un caprice ? Pas vraiment. L'éleveuse est loin d'être isolée dans cette quête d'abattage alternatif. Des éleveurs tel Stéphane Dinard en Dordogne bravent un temps l'interdiction (passible de 6 mois de prison et 15 000 € d'amende). Des chercheurs comme Jocelyne Porcher (INRA) défendent la pratique au sein de l'association « Quand l'abattoir vient à la ferme », laquelle rallie de plus en plus d'éleveurs. La Confédération paysanne, dont Emilie Jeannin est membre, défend le dossier. L'association welfariste Afaad (Association en faveur de l'abattage des animaux dans la dignité) y est favorable. En Normandie, des éleveurs bio portent un projet d'abattage mobile de porcs charcutiers et d'agneaux sous l'égide de Bio-Normandie.

Le 30 octobre 2018, la loi EGAlim est votée. Article 73 : « À titre expérimental et pour une durée de quatre ans à compter de la publication du décret prévu au dernier alinéa du présent article, des dispositifs d'abattoirs mobiles sont expérimentés dans l'objectif d'identifier les éventuelles difficultés d'application de la réglementation européenne. L'expérimentation fait l'objet d'une évaluation, notamment de sa viabilité économique et de son impact sur le bien-être animal, dont les résultats sont transmis au Parlement au plus tard six mois avant son terme. Cette évaluation établit des recommandations d'évolution du droit de l'Union européenne. Un décret en Conseil d'Etat précise les modalités d'application du présent article ».

Le 16 avril 2019, le décret d'application est publié au Journal officiel. Manque encore un dernier point réglementaire relatif aux installations classées dont relèvent les abattoirs et dont la transposition aux dispositifs mobiles est attendue pour début septembre.

Entre-temps, Emilie Jeannin a été rejointe par un pool d'investisseurs privés et deux banques étrangères. La SAS Le bœuf éthique est née. C'est elle qui financera l'achat de l'abattoir mobile, en tout point identique au modèle vu en Suède. Le dossier d'agrément a été déposé en juillet. Une campagne de financement participatif avec Miimosa est programmée pour parachever l'opération, évaluée à 1,6 millions d'euros, dont 1 million pour l'abattoir mobile comprenant trois véhicules, le solde étant dévolu au fond de roulement nécessaire au lancement de l'activité. Mise en route prévue en 2020.

Un pied-de-nez au modèle dominant

Donc ça roule ? « Presque », nuance Émilie Jeannin. « À Paris, au ministère de l'Agriculture, les services concernés sont totalement mobilisés sur le sujet. Sur le terrain, ça ruisselle différemment selon les départements. Dans certaines Directions départementales de la protection des populations, on peut s'entendre dire : vous allez devoir embaucher des inspecteurs vétérinaires. La réalité, c'est que l'on va bénéficier de leurs services, au même titre que n'importe quel abattoir, et pour lesquels les éleveurs paient des redevances sanitaires ». Moyennant bien entendu tous les gages sanitaires et environnementaux, le ministère va donc laisser les clés du camion à des opérateurs.

Du côté des industriels de la viande, on a déclenché les « warning ». « Menaces par mail, pression auprès des financeurs, campagnes de désinformation, les industriels n'ont pas ménagé leur peine pour essayer d'entraver notre projet », confie l'éleveuse, qui siège à Interbev. « Tout cela pour 2 000 tonnes équivalent carcasse par an. Il est certain que notre modèle est l'exact opposé des abattoirs-usines. On élimine les transports, on ménage les animaux mais également les hommes, avec des cadences horaires dix fois moindres. Vous imaginez : si en plus, on arrivait à démontrer que l'abattage peut trouver sa place dans une chaine de valeur ? Alors que l'on nous assène depuis 40 ans que l'activité n'est pas rentable, justifiant par-là la concentration des abattoirs, leur raréfaction doublée d'une spécialisation préjudiciable aux éleveurs et aux animaux. Et puis tant qu'à y être, pourquoi pas proposer aux consommateurs une viande de meilleure qualité ? Or c'est effectivement le cas. Le stress des animaux, et ses incidences sur les qualités sensorielles et technologiques de la viande, ce n'est pas une vue de l'esprit. C'est parfaitement documenté par différentes études scientifiques ».

Une marque, « Le Bœuf Éthique »

Des questions restent cependant posées. L'abattage mobile ne risque-t-il pas d'affaiblir les abattoirs de proximité, requis pour la maturation et la découpe ? Comment les éleveurs vont-ils programmer leurs abattages, sachant que le camion a vocation à couvrir une grande partie du bassin allaitant ? Certains éleveurs ne seront-ils pas contraints de transporter des animaux pour rejoindre la tournée du camion abattoir ? On n'occulte pas la question économique : le consommateur, toujours plus éco-citoyen et toujours plus flexitarien, va-t-il néanmoins accepter de payer le surcoût induit par l'abattage mobile ?

« C'est notre second défi, après celui ayant consisté à vaincre les résistances », explique Emilie Jeannin. « Sur la question du coût, on sera plus cher, même si l'on ne dispose pas de références en la matière. Nous visons une moyenne de 12 bêtes/jour sur un potentiel que les suédois jaugent à 50 bêtes/jour. Notre modèle sera le suivant : les animaux seront achetés vivants par la SAS Le Bœuf Ethique, qui en assurera l'abattage, la transformation et la vente sous la marque « Le bœuf éthique », laquelle valorisera l'ensemble des garanties offertes aux consommateurs. Nous n'allons pas affaiblir les abattoirs de proximité mais au contraire leur apporter de l'activité, de nombreux éleveurs partie prenante étant aujourd'hui en circuit long. Quant aux déplacements d'animaux, quand ils auront lieu, ils seront limités à quelques kilomètres, ni plus ni moins que ce que nous pouvons parcourir parfois quand nous changeons de pré ».

Pratiquant la vente directe à hauteur de 50% de sa production, la Ferme de Lignières va revoir son organisation en conséquence. Dans l'Auxois et ailleurs, la dignité sera bientôt dans le pré.