Sucre et économie : l’histoire en écho

La crise du marché sucrier a déjà été traitée dans un précédent numéro de la Lettre économique des Chambres d’agriculture de France. Surproduction chronique depuis quelques années, sortie des quotas sucriers en Europe, chute du prix, le tout occasionnant de belles turbulences chez les sucriers, le groupe Tereos étant particulièrement touché. Tereos, justement. L’un des plus grands groupes mondiaux du sucre, détient la marque bien connue par le consommateur, Béghin-Say.

La sucrerie Say, créée en 1812 à Nantes par Louis Say, fusionnera bien des décennies plus tard, en 1972, avec Béghin, entreprise issue de Thumeries sucrerie fondée en 1821 par Joseph Coget et son gendre Antoine Béghin. Le groupe Béghin-Say était né, illustrant la vie des entreprises, fusionnant, s'absorbant, grandissant...pour parfois accéder au rang de grand groupe de taille internationale.

Il y a toutefois une originalité qui distingue Béghin-Say des autres groupes sucriers. Louis Say était le frère de l'illustre économiste, titulaire de la Chair d'économie industrielle au Conservatoire des Arts et Métiers, avant d'occuper celle, la première de l'histoire de la discipline, d'économie politique du Collège de France. Il s'agit de Jean-Baptiste Say (1767-1832). Les apprentis économistes – d'hier, d'aujourd'hui, voire de demain – se sont, du moins faut-il l'espérer, à un moment ou à un autre de leur cursus, penchés sur l'ouvrage de référence de J.-B. Say, le Traité d'économie politique, dont la première édition remonte à 1803. C'est dans cette œuvre que l'on trouve la fameuse Loi des débouchés de Say, consistant à montrer que toute offre crée sa propre demande et la porte à son niveau. Dit autrement, Say affirme que la surproduction est impossible, niant par la même occasion toute possibilité de crise sur un marché.

La situation actuelle du marché sucrier infirme – mais on n'a pas attendu la crise du sucre pour s'en convaincre – la Loi des débouchés de Say. En dépit d'une demande mondiale qui reste dynamique, l'offre est suffisamment abondante pour déséquilibrer le marché et plonger les planteurs et les transformateurs dans les affres d'une crise. Si, par surcroît, l'UE abroge le dispositif d'encadrement de l'offre, la divergence entre l'offre et la demande ne peut être niée.

Par un curieux concours de circonstance dont l'histoire a le secret, l'esprit de Say plane au-dessus du groupe Tereos, et donc de Béghin-Say. A penser que la sortie des quotas sucriers offrirait l'opportunité de produire davantage, sachant que la demande se porterait au niveau de ce surcroît d'offre, a constitué une grave erreur d'appréciation du fonctionnement réel des marchés agricoles. Qu'elle émane notamment d'un groupe comme Béghin-Say montre à quel point est forte la croyance en la Loi des débouchés produite par le frère du fondateur de ce groupe. A moins que, oubliée par ses nombreux successeurs, elle resurgisse sous la forme d'un inconscient économique.

Les croyances ont la vie dure. Les crises aussi. Aux économistes et aux entrepreneurs de faire un pas pour échanger leurs visions de l'activité économique.

Article extrait de la Lettre Economique juin 2019 - APCA - Thierry Pouch