Ionela et Darius, une installation qui dégomme les préjugés

Citoyens roumains, Ionela et Darius Jianu viennent de s'installer sur le domaine viticole où ils étaient tous deux salariés depuis 10 ans. Pierrick et Dominique, leurs anciens patrons, les accompagnent de multiples façons. D'abord, en leur vendant progressivement l'exploitation. Ensuite, en restant à proximité pour les épauler : via des coups de main bénévoles pour Dominique, et en devenant leur salarié pour Pierrick. Si l'histoire de cette transmission est belle, elle n'est pas sans difficultés.

La vie fait parfois de drôles de surprises. Si on avait dit, il y a 15 ans, à Ionela et Darius Jianu, fonctionnaires de police roumains, qu'ils seraient un jour vignerons en France, ils auraient trouvé la blague bien amusante. Et pourtant, c'est une réalité : depuis octobre 2022, Ionela et Darius Jianu sont officiellement les chefs d'une exploitation viticole de 45 hectares à La Chapelle-Heulin en Vignoble nantais. En mars dernier, lors de la foire du Vignoble nantais, Expo-Vall', c'est bien un vin du domaine « Famille Jianu » qui a reçu une médaille.

La France, un paradis ?

La famille Jianu, ce sont aujourd'hui Ionela et Darius, 39 ans et 35 ans et leurs deux enfants, Sasha et David, de 9 et 3 ans. Mais lorsqu'ils arrivent en France en 2010, ils ne sont qu'un jeune couple fraîchement marié. Ils ne parlent ni l'un ni l'autre le français et ils n'ont pas l'intention de s'installer. Ils sont venus sur proposition des parents de Ionela, qui habitent et travaillent en France. C'est surtout Darius qui a besoin de changer d'air. Ionela le suit, pas forcément convaincue que la France soit « le paradis » que ses parents lui décrivent. « On s'est dit qu'on allait essayer ».

Il faut dire qu'en Roumanie, ils ont une situation professionnelle et sociale très confortable : tous deux diplômés du supérieur (Ionela a deux masters en gestion et économie, et Darius un master en droit), ils sont fonctionnaires de police. Leur métier leur assure un salaire élevé par rapport au standard du pays. Mais leur activité comporte aussi des risques, des contraintes, des situations difficiles, qui finissent par peser lourd, trop lourd.

Direction donc, en 2010, la France et Nantes, où les parents de Ionela savent qu'il y a de la demande pour des jeunes gens motivés. Effectivement, tous deux se font embaucher rapidement dans le monde agricole, alternant entre viticulture et maraîchage sous serre. Ionela n'est pas encore convaincue : certes, les salaires sont bons, surtout avec les heures supplémentaires, et leur maîtrise du français s'est faite en quelques mois. Mais trouver un logement, quand on est saisonnier roumain, est difficile. Ionela regrette aussi le « statut social » qu'elle avait dans son pays, et, parfois, aussi, les préjugés sur les roumains en agriculture. « Il fallait que je sorte mes feuilles de paye pour prouver que j'avais un vrai salaire ! », se souvient-elle.

Depuis octobre 2022, Ionela et Darius Jianu sont officiellement les chefs d'une exploitation viticole de 45 hectares à La Chapelle-Heulin en Vignoble nantais (photo : Catherine Perrot)

Un ancrage progressif avec la terre

« Mais Darius voulait rester », poursuit Ionela. Le couple continue donc l'aventure française : une solution de logement est trouvée à Vallet, au cœur du Vignoble nantais, et c'est en viticulture que tous deux poursuivent leur carrière. Ils se retrouvent embauchés ensemble dans le domaine géré par deux vignerons, Dominique Coraleau et Pierrick Babonneau.

L'entente avec les patrons est bonne et, au fil des années, tous deux montent en compétences. « On apprend vite et on est des bosseurs ». En outre, alors que la main d’œuvre devient de plus en plus rare dans le secteur, Ionela et Darius se révèlent précieux pour faire venir des saisonniers de Roumanie. En 2017, à leur demande, le domaine les passe en CDI : cela leur permet de pouvoir acheter une maison à une vingtaine de kilomètres du domaine. L'ancrage en France se fait plus fort, d'autant plus qu'un premier enfant est né. Ionela la citadine commence à prendre « le goût de la campagne ».

C'est en 2019 que les patrons proposent au couple de reprendre l'exploitation. Dominique prévoit sa retraite en 2022. Pierrick aura alors encore quelques années à faire, mais il ne veut pas gérer seul le domaine, ni s'associer pour si peu de temps. Aucun de leurs enfants ne veut prendre la suite. « Au début, j'ai cru à une blague, jamais on n'aurait envisagé cela ! », commente Ionela, alors que Darius, qui se passionne pour le travail des vignes, se voit déjà bien vigneron.

Ionela et Darius sont entourés de Pierrick Babonneau (à gauche) leur ancien patron devenu leur salarié et de Dominique Coraleau (à droite), ancien associé du domaine, désormais en retraite. (Photo : Catherine Perrot)

L'aventure de l'installation agricole

Un peu effrayée par le projet, mais toujours motivée par le fait d'aller de l'avant et par le goût d'entreprendre, Ionela suit une nouvelle fois son mari dans cette aventure. Leur parcours vers l'installation est tout sauf simple, mais heureusement, eux et leurs cédants sont bien accompagnés par deux conseillers de gestion et par la chambre d'agriculture.

Darius et Ionela obtiennent un BPREA en deux ans, en faisant une VAE (Validation des acquis de l'expérience) : en tant que citoyens européens, ils peuvent ainsi prétendre aux aides à l'installation. Sur le plan financier, le montage est complexe pour que cela « passe économiquement » : les Jianu achètent le matériel. Mais ils restent locataires des bâtiments et des terres (la plupart sont possédées par des tiers) et ils ont un crédit vendeur auprès de Pierrick et Dominique pour le stock de vin.

Ce dernier ne se contente pas de leur assurer ce crédit... Il reste aussi sur le domaine pour quelques années, mais pas en tant que patron... en tant que salarié ! « Je voulais leur laisser les coudées franches, sans les laisser tomber pour autant, commente Pierrick. Si j'avais transmis à mes enfants, je les aurais accompagnés, alors pourquoi ne pas accompagner Darius et Ionela ? On a une convention, les choses sont écrites ». Le fait que Pierrick reste sur le domaine agit clairement comme une caution en faveur de l'installation du couple. « On est liés. Notre accord, c'est gagnant-gagnant. Leur échec serait mon échec ».

Des interrogations, des écueils, des jalousies

Bien sûr, de l'extérieur, cette transmission « hors-norme » suscite des interrogations, voire des jalousies... « Parfois, on nous dit "vous n'êtes pas encore chez vous", commentent Ionela et Darius. Pierrick a encore les clés. Il vient quand il veut. C'était notre décision de lui laisser les clés. Mais on a une relation de confiance, c'est la base ».

D'ailleurs, cette confiance mutuelle ne veut pas dire qu'il n'y a jamais discussion. Il y en a, car les trois protagonistes revendiquent « un caractère fort ». Mais ils se connaissent depuis déjà 10 ans, et Pierrick Babonneau, en tant qu'administrateur de la coopérative Terrena, est un habitué des échanges et des discussions... constructives.

« Je me donne environ 5 ans pour tout leur transmettre », estime Pierrick. C'est lui, par exemple, qui les a fortement incités à prendre une assurance contre le gel, fréquent dans le secteur. « Mais on n'a pas obtenu que leur référence soit la moyenne départementale, pas celle du domaine, regrette Pierrick, alors que pour la labellisation Haute valeur environnementale, c'est le contraire ! Le label n'a pas suivi après leur installation, alors que les pratiques agronomiques sont exactement les mêmes ».

Cette suspension du label aurait pu être fatale à l'installation, puisque 30 hectares du domaine sont contractualisés avec Orchidée - maisons de vin, la filiale vins de Terrena, sous condition du respect de ce cahier des charges. Heureusement, là encore, un peu de bonne volonté de la part de la coopérative va permettre d'attendre la nouvelle certification.

« On dort moins bien la nuit ! »

Les nouveaux installés ne sont pas au bout de leurs tracas administratifs et réglementaires, d'autant plus qu'étant citoyens roumains, tout est encore plus compliqué : « Il nous a fallu des mois de bataille pour obtenir la carte grise du tracteur ! ». Les Jianu connaissent aussi désormais les tracas de tous les employeurs locaux : trouver de la main d’œuvre et la fidéliser.

« On a besoin d'un chauffeur ! », assure Ionela, qui voudrait bien pouvoir soulager Darius. Mais même s'ils ont des contacts privilégiés avec la Roumanie, leur nouveau statut de « patrons » ne facilite pas les recrutements. Là encore, quelques incompréhensions et jalousies. Mais au moins, Ionela sait quel est le principal frein à l'embauche de saisonniers roumains : le logement ! Et elle est bien décidée à se battre, avec d'autres collègues viticulteurs, pour trouver des solutions.

Depuis qu'elle a le statut de responsable, Ionela avoue dormir beaucoup moins bien qu'avant... « Nous sommes passés de deux salaires... à rien ! ». Mais en même temps, elle reconnaît adorer apprendre tous les jours. « Dans ce métier, il faut savoir tout faire. C'est passionnant ! Et je crois qu'avec le travail de la vigne, Darius a trouvé sa vocation ».

Darius a trouvé sa place en Vignoble nantais : « La vigne me donne satisfaction. J'aime expliquer au client comment le vin se retrouve dans son verre, faire un produit qui lui donne du plaisir ». (Photo : Catherine Perrot)

Développer l'export vers la Roumanie

Les projets du couple sont de développer la vente directe, sur la quinzaine d'hectares qui n'est pas en contrat avec la coopérative Terrena. En France, mais aussi à l'export, notamment en Roumanie et Serbie (le couple parle ces deux langues), pour leur faire découvrir les vins de terroirs ligériens. « Là-bas, le vin, c'est industriel. Pour eux la France, c'est prestigieux, mais ils ne connaissent que le Bordeaux ».

La botte secrète de Ionela pour conquérir les consommateurs roumains et serbes, c'est le Pinot gris, aussi appelé malvoisie : un vin blanc demi-sec qui correspond bien aux goûts locaux. Le domaine en possède déjà un peu, mais sa production va augmenter dans les prochaines années. Grâce, encore, à Pierrick, qui vient de planter, pour eux, sur une parcelle qui lui appartient, un hectare de Pinot gris. De son côté, Dominique leur a planté du muscadet. « Ainsi, ils auront des jeunes vignes qui vont bien produire... Nous avons envie qu'ils réussissent ».