Substituts à la viande : pourquoi tant de haine ?

En France, la question du remplacement de la viande par des produits à base de végétaux, voire par des fibres musculaires cultivées in vitro, déchaîne les passions, beaucoup plus que dans d'autres pays. Mais les craintes, les critiques, les dénonciations de lobbys de part et d'autre, sont-elles justifiées ?

Un scandale, une insulte aux éleveurs, un danger pour les enfants, une idéologie intégriste : ces mots ne s'adressent pas à des militants anti-spécistes qui auraient tagué les murs d'un élevage ou la vitrine d'une boucherie. Non, ils ont été lancés, en février dernier, au maire EELV de Lyon, sous ses fenêtres par des manifestants de la FNSEA, et via Twitter par des ministres.

Son « méfait » : avoir décidé de supprimer temporairement la viande dans les repas servis aux enfants (mais pas les œufs ni le poisson), pour simplifier l'organisation de la restauration scolaire, soumise aux contraintes sanitaires de ne pas mélanger les classes, et pour permettre à tous les enfants de manger ce menu unique, quelle que soit leur religion.

Les mêmes arguments « d'insulte aux éleveurs » et « d'idéologie dans l'assiette » avaient déjà été entendus à propos de la mise en place du « menu végétarien » dans le cadre de la Loi Egalim : depuis le 1er novembre 2019, toute la restauration scolaire, de la maternelle au lycée, doit proposer (ou imposer en cas de menu unique) au moins un menu végétarien par semaine.

Une baisse structurelle de la consommation de viande

Cette (légère) végétalisation de l'alimentation n'est pourtant pas une nouveauté dans notre pays et l'introduction de menus végétariens pour les enfants ne fait que l'accompagner. En France, comme dans la plupart des pays développés, la tendance de fond, depuis au moins 20 ans, est une baisse légère (environ 1% par an) mais continue, de la consommation de viande (en revanche, dans le monde, la consommation de viande est croissante). En France, seule la viande de poulet échappe à cette tendance baissière.

Ce qui ne signifie en rien que les Français n'aiment plus la viande : d'après un sondage Ifop/FranceAgriMer auprès de 15 000 Français dévoilé le 20 mai dernier, 89% des Français disent aimer la viande et 79% pensent qu’en manger est nécessaire à leur bonne santé. Cependant, 68% des répondants considèrent que l’on consomme trop de viande en France et 56% que la production de viande a un impact négatif sur l’environnement.

Finalement les Français sont sages : ils se dirigent peu à peu vers un régime comprenant plus de végétaux et moins de produits animaux, une transition alimentaire recommandée par toutes les instances internationales, pour la préservation de la santé humaine et des ressources naturelles de la planète. D'ailleurs, tout le monde (interprofession de la viande Interbev y compris !) semble s'accorder sur le « flexitarisme » comme modèle alimentaire idéal : manger moins de viande mais mieux - même si évidemment la définition du flexitarisme est variable selon les acteurs.

Un dénigrement abusif

Alors pourquoi tant de haine face à ces menus végétariens ? Un élément de réponse : « Le dénigrement systématique des productions animales par les promoteurs de ces menus végétariens, en particulier leur impact environnemental », répond Médéric Tampellini, chargé de communication de la Coordination rurale.

Même réflexion de la part de Marie Savoy, co-présidente de la Confédération paysanne 44, qui regrette les affirmations peu nuancées de certaines ONG : « Avant de déclarer qu'il faut une baisse de l'élevage, il faudrait bien mesurer les réalités territoriales, les marchés, les modes de production, l'import, l'export. Il faut que nos concitoyens prennent conscience des bienfaits et de l'importance de l'élevage, fixation du carbone par les prairies, entretien des espaces naturels en montagne, marais, biodiversité spécifique grâce au bocage et préservation de l'eau ».

Autre élément de réponse, l'emploi de certains termes comme « steak, saucisse, filet » pour des produits végétaux a hérissé tous les agriculteurs. Tous les syndicats agricoles sont montés au créneau sur ce sujet, les interprofessions d'éleveurs en tête et ils ont obtenu l'inscription de l'interdiction de ces termes dans la loi. Sauf que le décret d'application de cette loi, adoptée en mai 2020, n'est toujours pas paru !

Le marché du végétal est en plein boom (crédit Catherine Perrot).

Start-up sans complexe

Les premiers visés par cette interdiction : Les Nouveaux Fermiers, une start-up française, créée en 2019 avec l'ambition de proposer une alternative française aux géants américain et danois, Beyond Meat et The Vegetarian Butcher. Eux affichent sans complexe (et avec parfois un peu de provocation) leur fierté de proposer des steaks, des aiguillettes, des merguez, des hot-dog 100% végétaux.

« On les appelle ainsi parce-que cela ressemble à ces produits carnés, en texture, en usage, en aspect. Mais on ne trompe pas les gens. On leur propose une alternative », répond Guillaume Dubois, l'un des fondateurs de l'entreprise. Selon lui, le débat autour des mots est 100% français, car ailleurs en Europe le problème ne se pose pas (et la réglementation européenne les autorise).

« En France, le lobby de la viande est très fort. Nous n'avons pas encore de lobby végétal ». Et à propos de lobby, Guillaume Dubois précise que le fonds d'investissement de Xavier Niel (fondateur de Free) n'intervient que pour moins de 1% du capital de sa société. « Il n'y a pas de complot pour faire disparaître l'élevage français. Si ce fonds est intervenu, c'est parce qu'il estime que c'est un investissement d'avenir ».

"Le taux de rachat de nos produits est de 90%, preuve que les consommateurs apprécient"

Des critiques sur ses produits, Guillaume Dubois en a reçues, beaucoup, et notamment des « c'est de la merde », comme aurait dit Jean-Pierre Coffe. « Mais en réalité, tout change dès que l'on se parle en face à face, et que l'on fait goûter nos produits : certains critiques ont adoré ! Le taux de rachat de nos produits est de 90%, preuve que les consommateurs apprécient ». Par ailleurs, Guillaume Dubois rappelle que ses produits sont essentiellement composés de pois, blé, betterave, fève, soja, tous cultivés en Europe (même le soja). « Et nous avons l'ambition de passer bientôt en 100% origine France, en nouant des partenariats avec des agriculteurs ».

L'engouement pour les substituts végétaux pourrait en effet constituer, pour les agriculteurs, une opportunité de valoriser, en alimentation humaine, des cultures protéagineuses traditionnelles. C'est le choix qu'ont fait Hervé Hunault et Thierry Chantebel, éleveurs de vaches Rouge des prés, qui commercialisent leur viande (AOC Maine-Anjou) en direct depuis plus de 15 ans.

Dans la boutique de vente directe « Vivien d'Anjou », les protéines végétales côtoient sans souci les protéines animales (crédit Catherine Perrot).

Une question d'équilibre

« Lorsque nous sommes passés en bio en 2016, nous avons réduit notre cheptel de vaches pour coller exactement à notre commercialisation. Nous nous sommes retrouvés avec des terres disponibles : nous avons eu l'idée de produire des protéines végétales, c'est aussi simple que cela ! », raconte Thierry Chantebel.

Des sachets de lentilles, pois cassés, lupins, soja, haricots sont ainsi venus s'ajouter aux produits commercialisés par les deux éleveurs. Prochainement, des galettes végétales devraient suivre « dès qu'on aura trouvé le prestataire pour mettre au point la bonne recette ».

L'arrivée de toutes ces nouvelles cultures sur la ferme a obligé les éleveurs à acquérir un certain nombre de nouvelles connaissances, et généré « pas mal de difficultés ». Mais cela a mis en évidence un point important : la parfaite complémentarité des productions végétales et animales, au niveau agronomique, avec des rotations allongées et l'apport fertilisant des déjections animales, au niveau du calendrier de travail, au niveau des paysages avec des haies utiles aux animaux comme aux cultures... Finalement, que ce soit dans les champs ou dans l'assiette, aliment animaux ou végétaux, tout n'est peut-être qu'une question d'équilibre.

Dans le paysage agricole comme dans l'alimentation, la clé de la bonne santé, c'est sans doute l'équilibre (crédit Catherine Perrot).

Viande cellulaire : et si les agriculteurs s'en emparaient aussi ?

« Les recherches scientifiques montrent que la production de viande in vitro ne présente pas à ce jour d’avantage majeur » : Jean-François Hocquette, Marie-Pierre Ellies et Sghaier Chriki, trois éminents chercheurs spécialistes en agronomie et alimentation, ont assuré récemment (dans le média Strip food, en janvier 2021), que la viande cultivée in vitro n'avait aucun argument pour représenter une concurrence sérieuse à la viande classique. Elle est beaucoup plus chère, elle ne peut se targuer d'être plus écologique et, comme elle est composée de fibres musculaires (sans nerf, sans vaisseau sanguin, sans gras), elle semble réduite à servir de minerai pour des nuggets ou des plats préparés. Elle n'est cependant pas une science-fiction : cette année, Singapour a mis sur le marché des nuggets composés de viande de poulet cultivée in vitro.

Cette viande in vitro reçoit des critiques encore plus dures que les alternatives végétales à la viande. « La viande de culture est un poison alimentaire, social, écologique et intellectuel », exprimait la sociologue Jocelyne Porcher, dans une tribune du Monde en 2019.  Mais faut-il simplement la rejeter et la combattre comme semble vouloir le faire le ministère français de l'Agriculture en l'interdisant (préventivement) dans les cantines ?

Lever le tabou

Ce n'est pas l'avis de tous. Ainsi, un certain nombre de chercheurs alertent sur le retard pris par la France sur ce sujet, par rapport à des pays comme les USA, Israël, mais aussi le voisin hollandais. Loïc Dombreval, député et vétérinaire, estime aussi qu'il faut lever le tabou sur cette viande cellulaire en France. Et de toute façon, des acteurs français s'en sont déjà emparé : c'est le cas du groupe Grimaud, spécialiste français de la génétique avicole.

Et si, à l'image de Grimaud, le monde agricole, au lieu de combattre cette viande in vitro s'emparait de cette nouvelle « culture » ? « On pourrait imaginer qu'aux côtés de géants de la viande in vitro se développent aussi de "petites unités locales" », estime Rémi Mer, ancien consultant en communication agricole, « un peu à l'image de ce qui se passe en ce moment autour de la bière, où cohabitent des géants comme Heineken et une multitude de micro-brasseries... à condition que la viande cellulaire ait la même acceptabilité que la bière... ».

Osons un autre parallèle, suggéré par l'invective « docteur Frankenstein », adressée en ce moment aux inventeurs de la viande cellulaire. Ce terme exact de Frankenstein a été utilisé il y a 40 ans : il s'adressait aux chercheurs ayant mis au point la fécondation (humaine) in vitro. Même si la FIV a connu un succès fulgurant, elle n'a toujours pas remplacé la procédure classique de conception d'un enfant.