Décarbonation (2/4) : les grandes cultures entre faim d’azote et soif de couverts

Les grandes cultures recèlent un potentiel de stockage additionnel de carbone important, en partie contrebalancé par les émissions directes dues aux engrais minéraux azotés. Les instituts techniques finalisent une méthode de diagnostic répondant au Label bas carbone destinée à jauger, à l’échelle de l’exploitation, les bilans, en tonnes de carbone et en euros, des différents leviers mobilisables.

Le potentiel de stockage additionnel par adoption de pratiques stockantes se trouve très majoritairement dans les systèmes de grandes cultures et de prairies temporaires, qui représentent à eux seuls 86% du potentiel total, contre 12% pour les prairies permanentes et 2% pour le vignoble. L’analyse bibliographique n’a pas permis d’identifier de pratiques plus stockantes que les pratiques actuelles en forêts. Tels sont quelques-uns des enseignements d’une étude de l’Inrae (juillet 2019), réalisée pour le compte de l’Ademe et du ministère de l’Agriculture. Le potentiel additionnel des grandes cultures et prairies temporaires s’élève ainsi à 4,96‰, soit un niveau supérieur à l’initiative 4 ‰ (voir encadré en fin d'article).

L’Inrae a listé six pratiques agronomiques concourant à accroître le stockage de carbone dans l’horizon 0-30 cm. L’extension des cultures intermédiaires y figure en bonne place (2,01‰), devant l’agroforesterie intraparcellaire (1,10‰), l’insertion et l’allongement de prairies temporaires (0,75‰), le semis direct (0,67 ‰), le recours à de nouvelles sources organiques (0,25‰) et la plantation de haies (0,15‰). Hors grandes cultures, la vigne est créditée de 0,1‰, sous l’effet de l’enherbement des inter-rangs.

Une méthodologie LBC pour début 2021

Forts de ces espérances, Arvalis, l’ITB et Terres Inovia se sont emparés du sujet. Les instituts techniques finalisent actuellement la mise au point d’une méthodologie dont la reconnaissance par le ministère de la Transition écologique est attendue pour le début de l’année 2021.

L’obtention du Label Bas Carbone (LBC) offrira alors la possibilité à des exploitations de faire certifier leurs projets de réduction additionnelle de gaz à effet de serre, ce qui leur ouvrira la voie à une rémunération des tonnes de carbone séquestrées et/ou économisées, dans le cadre des mécanismes de compensation volontaire.

« Notre méthodologie ne sera pas directement exploitée par les instituts techniques mais sera mis à la disposition de porteurs de projets souhaitant accompagner des agriculteurs dans l’amélioration du bilan carbone », déclare Baptiste Soenen, chef du service agronomie, économie, environnement à Arvalis Institut du végétal. Dans le Grand-Est par exemple, le Pôle d’innovation Terrasolis est sur les rangs.

Réduire avant tout les émissions

D’ici à la fin de l’année, Arvalis testera sa méthode sur des fermes expérimentales. L’occasion de jauger le potentiel de séquestration de différents systèmes culturaux. On pense en premier lieu à l’agriculture de conservation.

"Il n'y a pas d'injonction à ne plus travailler le sol"

« L’amélioration du stockage de carbone ne se réduit pas à l’agriculture de conservation, indique Baptiste Soenen. L’agriculture de conservation est intéressante car elle met en œuvre des couverts mais il n’y a pas d’injonction à ne plus travailler le sol. Les systèmes à rotations courtes avec peu de cultures intermédiaires et exportant les pailles disposeront d’un levier important en terme de stockage ».

Autre mise au point : la séquestration de carbone ne constitue pas l’angle d’attaque du Label Bas carbone. « La certification LBC repose en priorité sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre du fait que le stockage de carbone dans le sol a un caractère réversible, sous l’effet des phénomènes naturels ou de pratiques agricoles ». L’étude de l’Inrae pointe par exemple les retournements de prairie, à l’origine d’un déstockage moyen de 170 kg de carbone par ha et par an entre 1967 et 2007 à l’échelle de l’Europe dans le secteur des grandes cultures.

"Recourir à des engrais de substitution"

S’agissant de la réduction des émissions, le sujet s’avère particulièrement ardu compte tenu du fait que les engrais azotés concentrent la majorité des émissions, qui agglomèrent des émissions directes au champ (relargage dans l’atmosphère) et indirectes (fabrication, transport).

« On peut d’une part améliorer leur efficience via des outils de pilotage et d’autre part recourir à des engrais de substitution, même si les sources d’azote efficace organique sont assez contingentées, souligne Baptiste Soenen. On peut aussi compter sur les légumineuses mais comparativement à des rotations colza - blé - orge, les pois et les féveroles sont moins productifs et restituent moins de résidus au sol. Le déstockage relatif nuance ainsi la réduction des émissions, même si le bilan global reste positif ».

Des primes inférieures aux surcoûts

Modifier ses assolements, modifier ses pratiques : l’amélioration du bilan carbone des grandes cultures ne fait évidemment pas abstraction de contingences économiques. L’étude de l’Inrae a jaugé le coût des six leviers envisagés. Résultats ? Le coût technique varie entre 13 €/ha/an (semis direct) et 118 €/ha/an (agroforesterie). Le coût de l’extension des cultures intermédiaires est évalué à 39 €/ha/an. Le recours à des matières organiques exogène est en revanche crédité d’un coût négatif, autrement dit d’un bénéfice, de 52 €/ha/an.

Dans la balance, il faut aussi compter potentiellement sur la perception de crédits carbone, dès lors que ces derniers sont valorisés dans le cadre d'une démarche de compensation volontaire. Soil Capital est l’un des premiers opérateurs à s’être engagé sur cette voie, en offrant une rémunération minimale de 27,5 € ha/an la tonne de carbone stockée et/ou économisée, sachant que le potentiel moyen est estimé entre 1 et 3 t/ha/an. 

De son côté, le triturateur Saipol propose des primes pouvant atteindre jusqu’à 40 € la tonne de colza ou de tournesol satisfaisant les exigences réglementaires inhérentes aux biocarburants.

« L’une de nos missions va consister à établir un référentiel de façon à ce que les agriculteurs puissent jauger le rapport coûts / bénéfices de pratiques dédiées à l’amélioration de leur bilan carbone, explique Baptiste Soenen. La décarbonation ne va pas changer radicalement la comptabilité des exploitations, mais la démarche peut aussi générer des bénéfices indirects ».

Parmi les co-bénéfices figurent l’amélioration de la fertilité (sous l’effet du relèvement du taux de matière organique), de la qualité de l’eau ou encore de la biodiversité.

Quelle articulation avec la Pac ?

La réforme de la Pac pourrait voler au secours de la décarbonation de l’agriculture, et de son éventuel déficit de rémunération, en attribuant des aides spécifiques à travers les éco-régimes, le futur dispositif d’aides directes (1er pilier) axées sur des mesures environnementales et climatiques. Mais de nombreuses interrogations demeurent quant à la portée des éco-régimes, dont la mise en œuvre sera laissée à l’appréciation de chaque État-membre, via leur Programme stratégique national (PSN).

Quel sera le montant alloué aux éco-régimes ? La Commission et le parlement plaident pour une quote-part de 30% du 1er pilier contre 20% pour le Conseil. A l’intérieur des éco-régimes, quel arbitrage sera réalisé avec les autres chapitres que sont l’agroécologie (dont l’agriculture biologique) et l’agriculture de précision ? Quelles pratiques seront promues et à quelle hauteur ? Et les éventuelles primes Pac seront-elles cumulables avec les mécanismes de compensation volontaire ? Défrichage et déchiffrage prévus en 2021 avec la rédaction des Programmes stratégiques nationaux.

Tous les articles de la série :

Décarbonation (1/4) : l’agriculture adopte un profil bas... carbone

Décarbonation (2/4) : les grandes cultures entre faim d’azote et soif de couverts

Décarbonation (3/4) : l’élevage bovin démet les gaz

Décarbonation (4/4) : l’agroforesterie sort du bois