Le steak, au coeur d'une bataille sémantique, le sang en moins

[Edito] Coup de théâtre pour la filière viande ! Le 10 avril, le Conseil d'État a de nouveau suspendu un décret qui interdisait aux fabricants de produits "végé" d'utiliser les termes "steak" ou "escalope". Une bataille à couteaux tirés, alors qu'il n'y a pas si longtemps, le porc et le poulet se tiraient dans les pattes à propos de la dénomination "jambon".

La bataille juridique qui se joue en ce moment a pour fond l’appropriation des noms. Prenons le terme “jambon”. Il désigne une technique charcutière, saumurée et découpée en tranches, mais la coutume l’associe intrinsèquement au porc. Sur le marché se vendent aussi des jambons de poulet et même de dinde. Ça ne choque personne ? Pourtant, deux filières se sont fait la guerre, la porcine et la volaille. Similaire à la guerre de Troie, la volaille a "enlevé" le terme "jambon" aux charcutiers. 

La linguistique, nerf de la guerre.

Avant l’arrêt 92-80.561 de la Cour de Cassation d’Angers le 7 février 1994, l’appellation jambon était exclusivement réservée à la viande porcine. Après moult attaques juridiques, la filière de la volaille a eu gain de cause. Aujourd’hui subsistent les interdictions suivantes :  appeler tout produit “jambon” s’il n’est pas du porc (il faut préciser l’animal jambon de dinde par exemple) et étiqueter des produits susceptibles d’induire le consommateur en erreur. 30 ans plus tard, le même scénario se reproduit avec les végé. 

Il y a une dizaine d’années, le végétal sort de sa tanière et fait une arrivée remarquée sur la scène culinaire, influençant profondément nos modes de consommation. Pour attirer de nouveaux consommateurs, les industriels de produits “végé” ont établi une stratégie : donner confiance en leurs produits inédits. Quoi de mieux pour rassurer un consommateur néophyte d’utiliser des termes connus de nos palais. La filière végétale souhaitant développer des substituts aux produits carnés s'est donc inspirée du marketing de la viande. Les premiers produits sont ainsi arrivés : escalope panée végétale, saucisse vegan… Et les problèmes ont (re)-commencé. 

Ça revient et ça s’en va. 

En juin 2022, la France avait publié un premier décret, suspendu en référé par le Conseil d’État. Ce dernier souhaitait une clarification sur les termes à ne plus utiliser par les filières végétales. Porté par le gouvernement et l’interprofession bovine, le deuxième décret a donc précisé les 21 mots à proscrire pour la filière végétale, décision publiée par le Journal officiel, le 27 février dernier. Qui retrouvons-nous dans cette liste ? Le jambon ! Décidément ! Mais surprise, le Conseil d’État a suspendu le décret du gouvernement le 10 avril. Le juge des référés estime “qu’il existe un doute sérieux sur la légalité de cette interdiction” et qu’une telle décision “porterait une atteinte grave et immédiate aux intérêts des industriels vendant exclusivement ce type de produits”. 

Pourquoi une telle décision ? 

Rien n’est encore écrit - tant que la Cour de Justice européenne ne se sera pas prononcée, mais il est fort probable que l’utilisation des termes, traditionnellement associés au domaine de la viande, soit approuvée pour l’alimentation végétale. D’une part, les “ventes de viande d’origine végétale n’ont cessé de croître, augmentant de 17 % entre 2020 et 2022 pour atteindre 112,5 millions d’euros” précise le rapport de l’ONG indépendante Good Food Institute Europe en 2023 et d’autre part, s’opposer à ouvrir l’usage d'un champ lexical aux différents secteurs, serait contraire à l’ambition de la planification écologique et par ruissellement à celui de la souveraineté alimentaire. 

Mais pourquoi la filière viande s’accroche-t-elle autant à son bifteck ? Si le débat peut sembler ridicule pour certains, il cache en réalité une vérité plus noire. La viande française et en particulier toute la branche artisanale est en souffrance. Pour paraphraser Noam Chomsky (professeur américain émérite de linguistique) : les mots aident à co-construire l’identité. Utiliser le terme flanchet par la filière opposée, c’est dénaturer la tradition bouchère. Mais que faire face à une société en perpétuel changement ? Le langage évolue, l’écriture même change de forme. Que faire ? Rester sur ces acquis qui seront sans doute perdus ou se forger une nouvelle identité en se concentrant sur les vrais enjeux de notre agriculture ? 

La viande, c’est un savoir-faire unique, des techniques de découpe enviées dans le monde, une histoire, des éleveurs et éleveuses qui perpétuent les races. Le vrai travail ne devrait-il pas se concentrer exclusivement sur l’éducation des jeunes générations ? Soutenir l’artisanat et la qualité ? Ce n’est pas une homonymie qui est totalement responsable de la crise vécue par nos éleveurs. Ce sont plutôt les pâles copies industrielles qui envahissent le marché, les éleveurs qui peinent à se payer convenablement et l’inflation qui incite les Français à consommer toujours plus de produits bas de gamme. Manger mieux, manger moins, mieux pour l’environnement et la santé. Ça a un prix. Laissons les mots et concentrons nous sur les vrais défis à relever ensemble. 

Défi : n.m “obstacle qu'une civilisation, un groupe, une personne doit surmonter”.