Drosophila suzukii, l'ennemi public numéro 1 des cerises

La production de cerises françaises est mise à mal depuis dix ans par un ravageur invasif : Drosophila suzukii. Jusqu'en 2016, les producteurs avaient accès à un insecticide puissant, le diméthoate, pour réguler ses dégâts. Il est désormais interdit. Le monde de la recherche se mobilise pour trouver des alternatives. Mais l'adaptation du verger français demandera du temps et des investissements.

Le temps des cerises est enfin revenu, mais les rares fruits français arrivés sur les étals sont en quelque sorte des rescapés : du terrible gel d'avril dernier, qui a amputé de moitié le potentiel de production, mais aussi des ravageurs, contre lesquels les armes se font de plus en plus rares. Le plus terrible d’entre eux : Drosophila suzukii, une petite mouche de 3 mm, qui fait des dégâts depuis 10 ans dans les vergers. « C'est notre ennemi numéro un, un vrai fléau », commente Jean-Christophe Neyron, producteur de cerises dans le Vaucluse et président de l'AOP (Association des organisations de producteurs) cerises de France.

Drosphila suzukii ressemble à une drosophile commune, avec un corps marron-jaune, des yeux rouges et une seule paire d’ailes. Le mâle est reconnaissable des autres espèces à ses tâches noires à l’extrémité de chaque aile.

Une mouche qui pond dans les fruits en cours de maturation

Pour les producteurs de cerises, le cauchemar suzukii commence aux alentours de 2011, lorsque ce ravageur fait son apparition dans le sud de la France. Originaire du Japon, il envahit au fil des années presque toute la France, une grande partie de l'Europe, et fait partie des ravageurs importés préoccupants comme le frelon asiatique, la mouche méditerranéenne ou la punaise diabolique.

Si les producteurs de cerises étaient déjà habitués à protéger leurs vergers contre des ravageurs, avec D. suzukii, ils sont face à un ennemi coriace : contrairement aux autres mouches qui pondent dans des fruits très mûrs, mous ou abîmés, suzukii est capable de pondre dans des fruits sains, avant leur maturation. La femelle est en effet munie d'un ovipositeur sclérifié (en dents de scie) qui lui permet de pondre dans des fruits fermes : ils deviennent alors véreux, peuvent subir des contaminations secondaires et sont impropres à la commercialisation.

En outre D. suzukii est très prolifique et très généraliste : elle se plaît dans les cerises, qu'elles soient en cours de maturation ou à terre, mais aussi dans les fraises, framboises, myrtilles... Les raisins pourraient également constituer des cibles, et les viticulteurs français la surveillent avec attention sur leurs vignes.

D. suzukii pond dans des fruits en cours de maturation, et pas dans les fruits abîmés ou pourris comme les autres drosophiles. Cela pénalise bien davantage la production.

Mauvais timing

Au début de l'invasion, les arboriculteurs disposaient d'une arme de choc contre ce ravageur importé : le diméthoate, capable de détruire les adultes et leurs larves. Cet insecticide, qui était déjà dans le collimateur de l'Anses depuis quelque temps, leur a été interdit en 2016... ce qui n'a pas manqué de générer panique et protestation dans la filière, puisque la France et l'Europe ont continué d'importer des cerises traitées (aujourd’hui, ce n'est plus le cas, les fruits doivent être exempts de résidus).

Si d'autres molécules insecticides restent employables, en conventionnel comme en bio, elles n'ont pas la même efficacité, nécessitent souvent plusieurs passages et d'être alternées. « Il ne faut pas tomber dans le piège d'engendrer des résistances dans les populations d'insectes, explique Jean-Christophe Neyron. Nous faisons face à deux phénomènes simultanés : la nécessité d'adopter des pratiques plus respectueuses de l'environnement pour répondre à la demande de la société, et l'invasion massive par un ravageur. On n'y arrive pas ! Il faut comprendre que le temps de la production de cerises n'est pas celui de l'immédiateté : on nous enlève un produit, on veut bien s'adapter, on a toujours su le faire, mais il nous faut des années pour mettre en place des solutions ».

En France, la communication a bien fonctionné sur le réflexe de l'achat français. Désormais, les consommateurs et les distributeurs privilégient les cerises françaises. Cette année, les prix seront plus élevés.

Une recherche active d'alternatives

Dans la foulée de la crise de 2016, la recherche s'est en effet bien mobilisée autour du sujet. Des travaux ont été menés par le CTIFL (Centre technique interprofessionnel des fruits et légumes), la station expérimentale La Tapy, spécialiste des cerises, et de nombreux autres acteurs, dont le Grab (Groupe de recherche en agriculture biologique), qui avait forcément un peu d'antériorité sur le sujet.

Parmi les méthodes testées, issues de l'expérience des arboriculteurs bio : la pulvérisation d'argile blanche. Il semble qu'en déposant une pellicule sur les fruits, l'argile parvienne à réduire les attaques de D. suzukii d'environ 70%, ce qui est même plus efficace que le Spinosad, un insecticide bio. Toutefois, cette technique comporte des limites : d'abord, les fruits doivent être nettoyés avant d'être commercialisés ; ensuite, il reste encore environ 30% de fruits attaqués... A elle seule, cette méthode ne peut sauver la production.

Arbres contraints et sous filets

Une autre méthode, également utilisée antérieurement en bio, est la protection par filet anti-insectes : dotés de maille très fines, et déployés au moment où les fruits sont aux stades sensible, ils peuvent assurer une protection à 100%. Toutefois, eux-aussi ont des limites : ils coûtent cher, environ 50 000 euros/ha ; ils nécessitent de la main d’œuvre et des engins pour les mettre en place et les retirer ; ils doivent être surveillés (le moindre accroc serait une porte d'entrée pour Drosophila), mais surtout, ils ne peuvent pas être installés dans la plupart des vergers actuels.

"Nous pouvons bâtir un verger français moderne"

Ces filets ne peuvent en effet se poser que sur des parcelles abritées du vent, suffisamment grandes pour accueillir les structures, et dont les arbres sont contraints, par la plantation et la taille, à ne pas pousser en volumes et en hauteur. « C'est contre-productif pour le cerisier, on va l'obliger à rester bas et il lui faudra un porte-greffe spécifique pour cette conduite », décrit Jean-Christophe Neyron. Protéger toutes les cerises françaises par des filets implique donc de nombreux arrachages et replantations. « Ce sera difficile, il faudra beaucoup d'investissements, mais je ne suis pas pessimiste : je pense que si nous pouvons être accompagnés, nous pouvons bâtir un verger français moderne ».

Autre piste étudiée : celle des prédateurs de D. suzukii. Plusieurs candidats ont été testés en stations expérimentales, mais les plus efficaces semblent être des parasitoïdes « importés ». Se pose alors la question de leur sélectivité vis-à-vis de D. suzukii et du risque pour les autres espèces endémiques : il ne faudrait pas faire de ce prédateur une nouvelle espèce invasive...

Technique de l'insecte stérile

Plus prometteuse : la Technique de l'insecte stérile (TIS). Elle consiste à élever en masse l'insecte ravageur, à n'en garder que les mâles et à les stériliser (par contamination bactérienne, ou par rayonnement ionisant). Ces mâles stériles sont ensuite lâchés dans les vergers, en grande quantité et à intervalles réguliers, pour concurrencer les mâles sauvages et féconder les femelles mais sans obtention d’œufs viables. Au fur et à mesure des générations, les populations de mouches décroissent jusqu'à descendre en dessous du seul de nuisibilité.

La TIS est elle aussi confrontée à des contraintes de coûts, puisque l'élevage des insectes et leur stérilisation coûte cher, de territoire, puisqu'il faut agir à une large échelle et obtenir l'accord de tous, producteurs comme citoyens, et à des contraintes plus techniques : les mâles stériles ont en général moins de succès que les mâles sauvages, et il faut donc en lâcher trois fois plus pour avoir un effet de compétition.

Toutefois, la recherche planche, là encore, sur ce sujet : grâce à des sélections successives de lignées de D. suzuki sur leur caractère « sexy » (sic) pour les femelles, des chercheurs de l'Inrae sont parvenus à sélectionner une lignée de mâles stériles, « super sexy » : ils sont plus attirants que la moyenne des mâles stériles, mais, plus surprenant, plus attirants aussi que les mâles sauvages !

 

Repères :

- En 2020, la production de cerises en France a été de 33 600 tonnes, en baisse par rapport à 2019 et à la moyenne quinquennale. Au 1er mai dernier, Agreste-la statistique agricole estimait que la production 2021 serait de 14 000 tonnes seulement à cause du gel.

- Un tiers de la production française est localisée dans le Vaucluse (plus de 2000 ha de cerisiers). La région Provence-Alpes-Côte d’Azur est la 1ère région productrice avec près de la moitié des volumes nationaux.

- Le marché européen est dominé par la Turquie, avec près de 600 000 t par an. Ses volumes et ses parts de marché ne cessent de croître.

- L'AOP cerises de France compte environ 800 producteurs (organisés en OP). Mais il y a environ 4000 exploitations possédant des cerisiers.