Et si on mangeait du bœuf ?

Au cours des cinquante dernières années, la production de mâles castrés a considérablement diminué, au profit de la production de mâles entiers jeunes dont la majorité est exportée. A l’heure où grandissent les préoccupations autour de l’environnement, de la relocalisation, et du bien-être animal, la question mérite d’être posée : pourquoi ne mange-t-on pas de bœuf ? Des travaux de recherche récents montrent que cette viande pourrait très bien correspondre au marché.

Avant, on mangeait du bœuf. Mais ça c’était avant. Aujourd’hui, parmi les 1,3 million de tonnes de viande bovine consommée en France chaque année (soit 22 kg/personne/an), seulement 6 % provient de bœufs, les mâles castrés. Dans son acception « viande bovine », le bœuf que consomment les français, c’est presque toujours de la femelle : de la vache, pour 61 % des volumes, et de la génisse, pour 17 %.

La production française n’est pas composée à 78 % de femelles. Vaches et génisses pèsent environ 65 % des volumes produits. Pour satisfaire la consommation, il faut donc importer des femelles et exporter des mâles. Ces derniers peuvent être vendus sur pied ou sous forme de carcasses, broutards ou taurillons (déjà engraissés). Cette situation, qui pourrait paraître étrange à l’heure où l’on parle de souveraineté alimentaire, de limitation des transports pour préserver l’environnement et de bien-être animal, trouve en fait son origine dans l’histoire récente.

Une image de la viande construite sur des animaux de trait

Jusqu’au milieu du XIXème siècle, la viande que l’on consomme (rarement) est celle des animaux de réforme : des femelles qui ont produit du lait et des mâles, castrés pour adoucir leur caractère, qui ont été utilisés pour leur force de travail. Ce sont donc des animaux relativement « âgés » dont la viande est bien rouge. A partir de la fin du XIXème  siècle, la demande pour cette viande augmente. Se met donc en place progressivement une production plus dédiée : on engraisse pour la viande des vaches et des bœufs, avec des fourrages traditionnels. Ils produisent toujours une viande bien rouge, qui se différencie de celle du veau, qui, elle, est très claire.

Conduit avec rigueur, avec des animaux abattus entre 31 et 32 mois, l’engraissement de bœufs peut se révéler rentable pour les éleveurs et adapté à la demande du marché et la tendance sociétale
Conduit avec rigueur, avec des animaux abattus entre 31 et 32 mois, l’engraissement de bœufs peut se révéler rentable pour les éleveurs et adapté à la demande du marché et la tendance sociétale

La révolution arrive dans les années 1960, avec le maïs, la pulpe de betterave et le soja : l’engraissement des animaux s’en trouve facilité. A partir des mâles non castrés, on arrive à produire des animaux lourds qui peuvent être abattus dès l’âge de 18 mois. C’est deux fois moins de temps qu’il n’en faut pour produire des bœufs. La viande de ces jeunes bovins est tendre, mais sa couleur se situe entre le rose et le rouge clair. Le consommateur français n’y est pas habitué. Qu’importe, les marchés export vont s’ouvrir.

La viande rouge clair, c’est frais et « moderne » en Italie

La révolution du maïs et des aliments concentrés se produit non seulement en France, mais aussi dans toute l’Europe, dont l’Italie. Le maïs s’implante notamment dans la plaine fertile du Pô, et on l’utilise massivement pour engraisser de jeunes mâles. Là-bas, cette « nouvelle viande » fait fureur : elle est claire et tendre, elle représente la fraîcheur et la modernité.

Rapidement, le cheptel bovin italien ne peut plus fournir la demande des consommateurs. L’Italie se tourne alors vers la France qui a conservé un grand cheptel de bovins allaitants et qui peut produire du jeune bovin de très grande qualité. Des partenariats commerciaux se nouent entre la France et l’Italie, qui subsistent encore aujourd’hui.

La fourniture de broutards et, surtout, de taurillons pour l’export est vue alors comme une production moderne, rémunératrice. En France, elle correspond aussi à la mise en place des coopératives, des entreprises d’export et elle bénéficie de soutiens publics. La recherche génétique et zootechnique est également très active, les progrès en productivité sont rapides et la production de bœufs se réduit comme peau de chagrin.

La majeure partie des mâles toujours exportée

Cependant, depuis la fin des années 1990, la production de jeunes bovins est malmenée : les soutiens de la PAC ont disparu, la concurrence d’autres pays fournisseurs s’est accrue, la crise économique a réduit la demande, et, en outre, des sécheresses successives ont mis à mal les possibilités d’engraissement. Les abattages de jeunes bovins engraissés se réduisent chaque année, même si de nouveaux marchés ont limité la casse : le jeune bovin se prête à bien à la transformation en steaks hachés, le seul segment de viande bovine qui progresse. Le marché halal est également capable d’absorber une partie des mâles. Aujourd’hui, environ 42% des JB produits en France sont consommés en France et 58% sont exportés.

Et le bœuf dans tout ça ? Il n’a pas profité du déclin du JB, et sa production a continué à décroitre. Cependant, il bénéficie, depuis quelques années, d’un succès « d’estime », pour son côté rustique et économe, notamment en production biologique. Toutefois, la commercialisation à grande échelle n’est pas au rendez-vous : aujourd’hui, encore, en production bovine biologique, les trois-quarts des mâles partent comme broutards en conventionnel, la plupart du temps sur des marchés exports.

Une ferme de polyculture élevage bio, autonome et cohérente

Après avoir été un acteur majeur de la recherche de productivité, le monde de la recherche zootechnique est désormais beaucoup plus attentif aux notions de durabilité et de résilience face aux changements climatiques et aux aléas économiques. C’est le cas de la ferme expérimentale de Thorigné d'Anjou (Maine-et-Loire), gérée par la chambre d'agriculture des Pays de la Loire et des partenaires régionaux. Cette exploitation en polyculture et élevage allaitant (145 ha de SAU, 80 vaches limousines et leur suite) s'attache à être 100 % autonome dans ses productions animales.

Dans un souci de cohérence, elle travaille depuis plusieurs années sur la valorisation de ses mâles : est-il possible de produire de la viande issue de mâles qui soit économiquement rentable pour les éleveurs et qui corresponde au besoin du marché français ? La réponse est oui, grâce à des jeunes bœufs de 31 à 32 mois.

Le premières études ont étudié la faisabilité technique et l'intérêt économique de l’engraissement de ces bœufs par rapport à la vente de broutards, en restant à nombre d'UGB constant pour assurer l’autonomie alimentaire. Les résultats économiques, qui datent de 2018, sont alors clairement en faveur de la production d’une partie des mâles en bœufs : la marge brute globale du système augmente de 390 €/bœuf élevé par rapport à la production de broutards uniquement.

Restait un point majeur à explorer : l'acceptabilité par le marché. Pour une race à viande bio, le marché est celui de la boucherie traditionnelle. Or, chez ces bouchers, le bœuf n’a pas vraiment la cote. « Pour moi, la viande de bœuf, c’est une viande ferme, des animaux trop jeunes. J’en prends très peu, sauf lorsqu’il s’agit de filière locale », décrit Vincent Touzet, boucher sur le marché de Talensac à Nantes. « Les bouchers traditionnels estiment aussi que le bœuf est une viande plus hétérogène que celle des vaches, complète Julien Fortin, responsable de la ferme expérimentale de Thorigné d'Anjou. Il est vrai qu’il peut y avoir de grandes différences d’âge et de niveau de finition parmi les bœufs ».

Une qualité organoleptique prouvée

Pour objectiver la différence entre viande de vache et viande de bœuf correctement engraissé, la ferme a conduit des essais comparatifs sur deux hivers, sur deux lots de vaches et deux lots de bœufs engraissés au même régime (enrubannage d’herbe à volonté et mélange triticale/pois/féverole produit sur la ferme). Les bœufs avaient entre 31-32 mois à l’abattage. L’âge des vaches était plus hétérogène, avec une moyenne entre 5 et 6 ans.

Les chercheurs ont ensuite soumis le même morceau (la noix d’entrecôte au niveau de la 6e côte) à un jury « expert » au sein du laboratoire de l’Institut de l’élevage de Villers-Bocage qui a noté, à l’aveugle, les qualités organoleptiques (tendreté, jutosité, flaveur, couleur) des deux lots. Leur verdict : pas de différences en jutosité et en flaveur, et des différences très faibles en couleur, évaluée à 5,9/10 pour les vaches et 5,3/10 pour les bœufs, et en tendreté, à 6,0 pour les vaches et 6,7 pour les bœufs.

Selon Julien Fortin, ces résultats encourageants sont l'occasion de réexpliquer à la filière que le bœuf « bien fini » peut constituer une production d'avenir, en phase avec les demandes de la société et rentable pour les éleveurs. Avec 80 % d'herbe dans sa ration, il est engraissé avec des aliments non consommables par les humains, dans des conditions très favorables au bien-être animal, sur des prairies dont l’intérêt écologique est prouvé pour le maintien de la biodiversité et le stockage de carbone.