Foncier : les trois menaces et les trois scénarios de la Cour des comptes

Artificialisation, concentration, dérégulation : face aux trois menaces qui continuent inlassablement d’hypothéquer la maîtrise du foncier agricole, la Cour des comptes évoque deux scénarios radicaux et antagonistes. L’institution en suggère un troisième, consistant à renforcer les outils de régulation actuels. Au risque de l’immobilisme.

Assouplir, voire supprimer, tout ou partie des instruments de régulation pour laisser jouer plus librement le marché. Créer un outil centralisé de régulation du foncier agricole, doté de pouvoirs renforcés, confiés à une autorité administrative indépendante. Tels sont les deux scénarios antagonistes proposés par la Cour des comptes, qui se risque à la radicalité, histoire de mettre un coup de pied dans la fourmilière, avant de se raviser et de revenir à la sagesse. Le premier scenario, d’inspiration libérale, souffrirait d’une « faible acceptabilité par les professionnels concernés et d’incertitudes quant aux conséquences d’une telle option sur les phénomènes de concentration et d’artificialisation ». Le second, s’apparentant à une mise sous tutelle étatique, n’a pas davantage ses faveurs. « Outre les réserves que la Cour a déjà eu l’occasion de formuler sur la multiplication des autorités administratives indépendantes, la mise en œuvre de ce scénario paraît malaisée », écrivent les Sages. Reste le troisième, qualifié de « pragmatique », consistant à améliorer les éléments constitutifs du dispositif actuel en matière de planification, d’urbanisme, de zones de protection, de maîtrise des concentrations, des agrandissements et de l’usage des sols, des dispositifs de régulation et enfin des régimes d’aides, Pac comprise. Si ce troisième scénario relève du pragmatisme, il pourrait vite tourner à l’immobilisme. Il n’y a qu’à regarder par-dessus la haie.

L’artificialisation, cet anachronisme

Le phénomène de l’artificialisation en est la démonstration. Depuis des années, les pouvoirs publics multiplient les lois pour contrer le phénomène. Parmi les dernières dates figurent la loi de modernisation pour l'agriculture du 27 juillet 2010 instituant les Commissions départementales de consommation des espaces agricoles (CDCEA) et la Loi d’avenir de l’agriculture du 13 octobre 2014 instituant le dispositif de compensation collective et sa formule « éviter, sinon réduire et compenser » à faire fuir les aménageurs et lotisseurs... sur la parcelle d’à côté. Résultats : entre 2010 et 2018, 282 000 ha de terres agricoles ont été perdus, soit en moyenne 35 000 ha par an. « Inégalement réparti sur le territoire, ce phénomène d’artificialisation est particulièrement préjudiciable à l’agriculture périurbaine, à un moment où les filières de proximité sont très recherchées, ainsi que dans les zones littorales et outre-mer », relève la Cour des comptes. « En outre, il concerne, à hauteur de 70 %, des terres agricoles riches ». La Cour des Comptes recommande d’accélérer et achever d’ici 2023, la mise en place de l’observatoire de l’artificialisation des sols, dans sa dimension interministérielle et territoriale.

La concentration, ce rouleau compresseur

La concentration des terres agricoles est un autre phénomène pointé par la Cour des Comptes. Le nombre d’exploitations agricoles a baissé de plus de la moitié en une trentaine d’années (436 000 exploitations en 2016 contre 1 017 000 en 1988. Le nombre de nouvelles installations est passé de 17.000 en 2000 à 14.300 nouveaux en 2017, selon les chiffres de la Mutualité sociale agricole. « Au regard des orientations retenues depuis dix ans en faveur d’un modèle d’agriculture durable, multifonctionnelle, développée par des entreprises familiales, la question de la structure des exploitations considérée comme souhaitable se pose », relèvent les Sages. La Cour des comptes jette au passage une pierre dans le jardin du travail à façon intégral, qui permet à un exploitant de confier l’intégralité des travaux à une entreprise de travaux agricoles sans limitation de surface et en s’affranchissant des règles du fermage.

La dérégulation, ce cheval de Troie

La Cour des comptes s’est par ailleurs emparée de la problématique des formes sociétaires, porte ouverte au contournement des missions de régulation des Safer. Les transactions portant sur des parts de sociétés agricoles, qui étaient au nombre de 275 pour une valeur de 132 M€ en 2014, représentent, en 2018, 8.611 opérations pour une valeur de 1,1 Md€, soit l’équivalent de 18 % du marché foncier agricole, selon les chiffres de la FNSafer. « La constitution sous forme sociétaire, qui permet d’isoler le patrimoine familial et le patrimoine professionnel, concerne aujourd’hui 36 % des exploitations et s’accompagne de l’essor de sociétés de portage foncier et de la concentration des exploitations, avec l’entrée au capital d’associés non exploitants », note la Cour des comptes. Celle-ci recommande définir un cadre d’intervention des Safer sur les parts sociales, leur permettant d’agir en sécurité et de rendre compte précisément de ces opérations, sous le contrôle renforcé des commissaires du gouvernement. Elle recommande par ailleurs de regrouper la FNSafer et Terres d’Europe SCAFR au sein d’une entité unique avant la fin de l’année 2021.

L’Europe à la rescousse ?

Pour appuyer ses messages, la Cour des comptes convoque la Commission européenne. Celle-ci a en effet exposé les enjeux du foncier agricole et précisé les instruments de régulation que les États membres peuvent mettre en œuvre, à savoir : soumission du transfert de propriété des terres à une autorisation administrative, droit de préemption en faveur des fermiers et des agriculteurs, mesures anti-spéculatives, plafonnement de la taille de la propriété foncière. Sont en revanche proscrits l’obligation d’exploitation faite au propriétaire, les qualifications professionnelles ou obligation de résidence de l’acquéreur, l’interdiction de vendre à une personne morale, la préférence locale.

La Cour des comptes appelle aussi la Pac à la rescousse. « Une meilleure utilisation de Pac pourrait contribuer à maîtriser les phénomènes de concentration et d’accaparement des terres », écrit-elle. Et de citer des mesures concrètes : calculer les paiements directs sur la base d’avantages environnementaux et socio-économiques et non sur la seule surface, utiliser les marges de manœuvre déjà prévues pour, par exemple, réduire de 5 % les paiements directs pour la partie du montant supérieure à 150.000 €, accroître le bénéfice des aides agricoles sur les premiers hectares et donner la priorité aux jeunes agriculteurs. La Pac a décidément les épaules larges.