Portrait de jeune installé : Jérémy, le fromagicien

Jérémy Vail est installé depuis 4 ans comme paysan fromager à la Rousselière, une ferme laitière biologique. Passionné de gastronomie, désireux de produire une nourriture de qualité, ce jeune agriculteur a multiplié les expériences, les voyages, les réflexions, avant de devenir paysan. Pour l'installation, comme pour les fromages, la maturation a du bon !

Un ami l'a qualifié de fromagicien, et ça lui va bien : Jérémy Vail, 32 ans, est en effet capable de transformer le lait en une multitude de fromages, de textures, formes, saveurs et couleurs variées, au sein d'une gamme qu'il renouvelle sans cesse. « J'aime bien essayer de nouvelles choses, j'ai toujours envie de faire des produits qui sortent de l'ordinaire. A la ferme, on fait beaucoup de fromages éphémères ».

Environ 100.000 litres de lait transformés par an

La ferme où est installé Jérémy depuis 4 ans, c'est la Rousselière, à Châteaubriant (44). Une exploitation de tradition laitière, en production biologique depuis 1999, et qui a évolué depuis quelques années vers la transformation : ses trois associés et ses cinq salariés y produisent du pain à partir des céréales qu'ils cultivent, et des fromages à partir du lait de leur troupeau d'une cinquantaine de vaches, montbéliardes et croisées. Sur les 240.000 litres de lait produits (en monotraite) chaque année, environ 100.000 sont transformés en beurre, crème et fromages. Le reste est livré à la coopérative Biolait.

Pour élaborer ses fromages créatifs, Jérémy utilise beaucoup d'aromates, épices et autres ingrédients (toujours biologiques). On trouve ainsi à la Rousselière, en plus des classiques tommes, raclettes et vacherins fermiers, un fromage à l'ail noir, un marbré au sarrasin, un pavé affiné à la bière, un « Pierre et Marie » (au curry...), ou encore un étonnant « granit rose », à la pâte mouchetée de paprika et qui passe deux jours en fumoir chez un charcutier voisin.

Mais la vraie magie fromagère de Jérémy n'est pas dans ces ingrédients : elle réside dans les microorganismes vivants, bactéries, champignons et levures, qui se développent sur le substrat qu'il leur fournit, le lait caillé, et qui, selon la composition du lait, les conditions de chauffage, de pressage, de conservation, apportent toute la variété de goûts et d'arômes recherchée.

Assisté de Thomas, l'un des salariés de la ferme, Jérémy divise le caillé obtenu après ensemencement et empressurage du lait de la traite matinale. (photo Catherine Perrot).

Des levains fromagers naturels

Dans ce domaine là aussi, Jérémy fait preuve d'originalité : il n'utilise pas les mélanges de ferments du commerce, mais réalise son propre levain. « En France, cette pratique n'est pas très courante en transformation de lait de vache, reconnaît-il. On la retrouve plus souvent dans les fromages de chèvre ». Lui-même l'a apprise lors d'un séjour en Italie, chez des paysans producteurs de fromages « naturels ». Cette pratique du levain s'inspire évidemment de la boulange, mais aussi des « vins naturels », qui évoluent uniquement grâce à la flore indigène présente sur la peau des raisins.

La flore indigène que convoite Jérémy, c'est celle qui est sur la peau des mamelles : elle est naturellement présente sur le pis lorsque les vaches sont au pré, et qu'il n'y a pas de risque de contamination par de la flore fécale. « Nous sélectionnons trois ou quatre vaches propres, qui sont en 2e ou 3e lactation et qui ont peu de cellules. On recueille leur lait à la main, sans avoir lavé la mamelle au préalable, puis on laisse le lait fermenter seul à 20°C, entre 48 h et 72 h, jusqu'à coagulation. Ce lait caillé est ensuite analysé en laboratoire, pour vérifier que nous avons bien une population diversifiée de bactéries lactiques, mais pas de flore pathogène ».

Ce levain est ensuite conservé au frigo, et il sert de solution mère, repiquée chaque semaine dans du lait frais préalablement pasteurisé : c'est avec cette nouvelle solution que Jérémy ensemence le lait cru qu'il travaille encore tiède, tout juste sorti de la salle de traite. Lorsque le levain s'affaiblit, et que la diversité des espèces se réduit, le processus doit être renouvelé. Un levain dure en général 6 mois.

Durant leur séjour en cave d'affinage, il arrive que certains fromages prennent des habits extravagants. Cette luxuriance mycologique est cependant calmée par le fromager qui lave la croûte des fromages lors de l'affinage. (photo Catherine Perrot).

Le résultat d'un parcours engagé

S'il est aujourd'hui un expert de la fromagerie et du lait de vache, Jérémy n'est toutefois pas né dedans. Bien au contraire : il a grandi en région parisienne, et c'est après un long parcours de près de 10 ans, ponctué de formations, stages, voyages, et expériences professionnelles diverses, qu'il s'est décidé pour l'installation agricole.

Deux constantes cependant dans ce parcours : une attirance pour le mode de production biologique (Jérémy est notamment titulaire d'une licence professionnelle ABCD, agriculture biologique, conseil et développement), et la conviction forte que la production agricole est le socle de la société, et que c'est par elle que l'on peut « changer de modèle ».

C'est en fréquentant des milieux proches de cette conviction que Jérémy rencontre Ludovic et Aurélien Orain, deux frères qui baignent dans le monde agricole depuis leur enfance, qui s'en sont un peu écartés avant de souhaiter y revenir. « Nous sommes la quatrième génération sur la ferme », commente Ludovic Orain.

Trois associés en agriculture paysanne

Pendant plus d'un an avant leur installation, et avec le concours précieux de la Ciap (Coopérative d'installation en agriculture paysanne) des Pays de la Loire, Aurélien, Ludovic et Jérémy construisent leur projet agricole, avant de s'installer, tous les trois à la même date, en avril 2018. « S'installer tous en même temps permettait d’atténuer la connotation familiale du Gaec », souligne Ludovic.

"Nous voulons prouver que notre modèle d'agriculture est viable, rémunérateur et créateur d'emplois."

Aujourd'hui encore, les associés prennent régulièrement le temps de se retrouver, avec ou sans leurs salariés, pour assurer la cohésion de l'équipe, dresser le bilan du chemin parcouru, et s'assurer qu'ils regardent toujours dans la même direction : celle d'une agriculture paysanne, biologique, soucieuse du bien-être de la nature, des hommes et de leurs animaux. « Certaines personnes pensent que nous pratiquons une agriculture du passé, commente Jérémy, mais nous voulons prouver que notre modèle d'agriculture est viable, rémunérateur et créateur d'emplois ».

Quatre ans après leur installation, et dans un contexte global de réduction du nombre des actifs agricoles, les faits semblent donner raison aux trois jeunes associés : l'exploitation laitière d'une centaine d'hectares, qui, auparavant, faisait vivre un couple et un salarié, est aujourd'hui une ferme avec trois associés et cinq salariés (6,5 UTH en tout). C'est aussi un lieu de formation de nombreux stagiaires et un site d'accueil du grand public, avec son gîte rural et son marché fermier organisé chaque vendredi soir.