Face au café du Sud, la chicorée du Nord ne désarme pas

Quelque 250 agriculteurs Ch’tis perpétuent la culture d’une racine sans caféine mais pas sans inuline, aux vertus nutritionnelles et aux usages régulièrement revisités, au bilan carbone excitant et qui, en tant que boisson chaude, n’a rien à envier au café. Sauf sa part de marché. Encore que…

Ne la traitez plus jamais de succédané, ou pire, d’ersatz de café. Cela ne lui rend pas justice et cela réveille de mauvais souvenirs (1). Alors, certes, la chicorée a bien fait office de café de remplacement à l’occasion de diverses pénuries. Mais aujourd’hui, elle devient tendance, sa consommation croit, y compris hors domicile (20 % des CHR proposent désormais des alternatives à base de chicorée). Ce renouveau, elle le doit au moins autant à ses qualités intrinsèques qu’à sa ressemblance avec le café.

« Pareille mais différente »

Côté ressemblance avec le café, on trouve bien sûr sa couleur, son amertume, et son côté « boisson chaude réconfortante ». On peut la préparer en infusion filtre, sous pression (y compris dans des machines à capsules), en poudre instantanée, avec ou sans lait, avec ou sans sucre.

Côté qualités intrinsèques, la liste a de l’allure : une culture et une transformation 100 % françaises et donc un bilan carbone bien meilleur que celui du café (2) ; une absence de caféine et de tout autre excitant qui lui permet d’être consommée par tout le monde, à toute heure ; une teneur intéressante en une fibre soluble, l’inuline, aux propriétés bénéfiques pour l’intestin ; sans oublier un prix inférieur au café, dont les cours s’envolent notamment parce que sa culture est mise à mal par le réchauffement climatique.

« La chicorée coche toutes les cases pour être une production d’avenir » assure Agnès Lutun, directrice de l’entreprise Chicorée du nord, torréfacteur historique de chicorée situé à Oye-Plage (62). Même écho du côté de Leroux, leader européen et 2e acteur mondial de la chicorée, basé à Orchies (59) : « Il existe aujourd’hui un renouveau de la chicorée, une bonne dynamique avec de nouveaux produits », selon Elise Bastien, chargée de communication de l’entreprise.

« La vogue du herbal coffee »

« En plus, elle a un côté couteau suisse : elle peut être utilisée comme ingrédient dans de nombreux produits », poursuit Agnès Lutun. En dehors du traditionnel mélange avec le café « pour l’ami du petit déjeuner », qui représente aujourd’hui les plus gros volumes, la chicorée est de plus en plus utilisée dans les « herbal coffee ». Ces « cafés de plantes » sont en plein développement chez les anglo-saxons, et ils commencent à pointer le bout de leur nez en France, avec des « super cafés » à base de champignons, de céréales, de lupin, et, donc, de chicorée. La chicorée s’emploie aussi en cuisine, comme colorant, en cosmétique et même en alimentation animale. Enfin, ce fleuron français s’exporte plutôt bien, puisque Lutun réalise 70% de son chiffre d’affaires à l’export, et Leroux, environ 35%.

Enseignant à l’ISA de Lille, responsable du service agronomique de l’interprofession de la Chicorée de France, Yannick Delourme est au chevet de la chicorée depuis plus de 25 ans (Crédit photo : YD)
Enseignant à l’ISA de Lille, responsable du service agronomique de l’interprofession de la Chicorée de France, Yannick Delourme est au chevet de la chicorée depuis plus de 25 ans (Crédit photo : YD)

Une plante cultivée par 250 agriculteurs Ch’tis

Si le café est, à la base, la graine issue des fruits du caféier, la chicorée est, quant à elle, la racine de la plante appelée chicorée à café, une astéracée très proche des endives et des salades chicorées. Après récolte, cette racine est découpée en fines lamelles, séchée, déshydratée, puis torréfiée pour obtenir une poudre ou des « grains » de chicorée.

Les producteurs de chicorée sont environ 250 en France, localisés essentiellement dans le Nord, le Pas de Calais et la Somme, sur environ 2000 hectares. « La chicorée est une culture de printemps, semée en général à partir de la fin mars et récoltée à partir de la mi-septembre », décrit Yannick Delourme, enseignant à l’ISA de Lille et responsable du service agronomique de l’interprofession de la Chicorée de France. « Elle pousse sur des terres limoneuses-sableuses et s’intègre dans des successions culturales avec blé, lin, pomme de terre et betterave…»,

Peu gourmande en intrants, ce qui en fait sa sobriété relative en carbone, la chicorée est néanmoins une culture assez exigeante… sur ses conditions d’implantation : « Il faut pouvoir déposer la graine à 1 cm de profondeur maximum, et qu’elle bénéficie ensuite de conditions favorables à sa germination », poursuit le spécialiste. « L’implantation doit être très très précise : cela compte pour 90% de la réussite de la culture ».

La chicorée assume sans problème son petit côté vintage (Crédit photo : Catherine Perrot)
La chicorée assume sans problème son petit côté vintage (Crédit photo : Catherine Perrot)

Or, depuis quelques années, réussir cette implantation devient de plus en plus délicat : « Après deux années trop arrosées, le printemps 2025 est trop sec : on manque de pluie et le vent du Nord, un vent destructeur, dessèche les sols depuis plus de 2 mois… ». A cela s’ajoute des couverts végétaux qui n’ont pas été suffisamment détruits (pas assez de froid/gel), des risques de croûte de battance en cas de gros orages après semis, des préparations de sols inadaptées : « Certaines années, un labour est préférable, d’autres non. Cette année, c’est plutôt mieux pour ceux qui n’ont pas labouré puisqu’ils ont parfois gardé un peu plus d’humidité. Il n’y a pas d’itinéraires tout faits, cela dépend des années et des natures de sol ».

En ce printemps 2025, Yannick Delourme est assez préoccupé par les mauvaises conditions d’implantation. « Heureusement, sur le territoire où pousse la chicorée, nous pouvons compter sur des différences de conditions pédoclimatiques entre zones. Produire à différents endroits dans les Hauts de France permet ne pas mettre tous les œufs dans le même panier et de tamponner les mauvais rendements ».

Autre moyen de réduire les risques de pénurie : les stocks, puisque que le produit torréfié peut se conserver assez longtemps. « Encore faut-il avoir de quoi faire des stocks », remarque Agnès Lutun, qui voit se succéder des « années pas exceptionnelles ».

« La chicorée française : un petit monde soudé »

Toutefois, la chicorée française dispose d’un autre atout : c’est une filière soudée. Presque tous les producteurs sont en contrat avec des acteurs de l’aval et Yannick Delourme, le responsable agronomie de l’interprofession, les connaît tous et ne ménage pas son dévouement auprès d’eux. « En ce moment, je fais environ 1200 km chaque semaine pour me rendre chez des cultivateurs inquiets ».

Cette solidarité de la filière a connu un temps fort il y a deux ans, lorsque l’interdiction brutale d’un herbicide a mis en danger la production : « On a resserré les rangs, on est allés tous ensemble voir nos élus, jusqu’au Premier ministre, pour lui expliquer le problème », explique Agnès Lutun. « Certes, ce sont des molécules dont il faut se passer, mais nous avons obtenu un petit délai jusqu’en 2024 ».

Leader européen de la chicorée et 2ème acteur mondial, Leroux développe toujours de nouveaux produits, comme ces tisanes à base de chicorée (Crédit photo : Leroux)
Leader européen de la chicorée et 2ème acteur mondial, Leroux développe toujours de nouveaux produits, comme ces tisanes à base de chicorée (Crédit photo : Leroux)

Cette année, cet herbicide est définitivement interdit pour lutter contre le chénopode, mais grâce à ce délai les producteurs ont pu avoir accès à des produits alternatifs. Par ailleurs, d’autres techniques devraient pouvoir remplacer le désherbage chimique : la version manuelle pour ceux qui ont de la main d’œuvre, et, plus raisonnablement, la version robotisée avec caméra et reconnaissance des végétaux pour les autres. « On est un petit monde », résume Agnès Lutun, « on se connait tous et on prend soin de nos producteurs ». « Si on veut pérenniser notre filière, il faut déjà permettre aux producteurs qui sont en place de se maintenir », estime Yannick Delourme. « Et si le marché continue de se développer, on pourra peut-être en accueillir de nouveaux ».

(1) Ersatz a été introduit en France via le vocabulaire militaire allemand (il signifie remplacement).

(2) Selon le calcul réalisé en avril 2025 par la revue Que choisir, avec les données de la base Agribalyse, une tasse de café filtre génère 96 g d’eq CO2 contre 26 g pour une tasse de chicorée soluble.