En Roussillon, des sorciers plutôt que des sourciers pour déjouer la sécheresse

A Vinça (Pyrénées-Orientales), le Domaine de l’Edje aura bientôt épuisé tous les ressorts de la sobriété, de la résilience et de l’assurance récolte pour assurer la survie de ses vergers bio de pêchers, d’abricotiers, de cerisiers et de figuiers. En désespoir de cause, d’autres agriculteurs s’en remettent aux Cieux.

Quelques centaines de mètres séparent la parcelle de 1,5 hectare, où Jean-Baptiste Gaucher et deux salariés procèdent à l’implantation du réseau d’irrigation d’un futur verger de figuiers, du barrage de Vinça (Pyrénées-Orientales) et de ses 24 millions de mètres cube d’eau. En arrière-fond, le massif du Canigou (2784 mètres), qui ne croule pas sous la neige, est bien visible. On imagine mal le nouveau verger ne pas être biberonné à la neige fondue et à l’eau de la Têt, enjambée par le barrage. Et pourtant. « Tout va dépendre des arrêtés préfectoraux », déclare le régisseur du Domaine de l’Edje, qui exploite 30 hectares de vergers en bio à Vinça.

Le barrage de Vinça assure une triple fonction d’écrêtement des crues, de soutien à l’étiage de la Têt et de réserve pour l’irrigation de la plaine du Roussillon
Le barrage de Vinça assure une triple fonction d’écrêtement des crues, de soutien à l’étiage de la Têt et de réserve pour l’irrigation de la plaine du Roussillon

Le dernier arrêté date du 23 février dernier. Il a porté de 25% à 50% les restrictions de prélèvement sur le réseau gravitaire et institué une restriction de 25% sur le réseau sous pression. A la vérité, depuis maintenant un an, le département des « PO » (Pyrénées-Orientales) vogue au gré des arrêtés, affectant tous les usagers, quelques communes étant même à court d’eau potable en plein hiver. En date du 15 mars, le barrage est loin d’avoir fait le plein et l’intégralité du territoire est en situation d’alerte renforcée. Une situation inédite, après une année (2022) la plus sèche jamais enregistrée dans le département depuis les premiers relevés de 1959.

Etat des arrêtés de limitation des usages de l’eau au 15 mars 2023 (Source : ministère de la Transition écologique)
Etat des arrêtés de limitation des usages de l’eau au 15 mars 2023 (Source : ministère de la Transition écologique)
"On va démarrer la saison avec des sols très secs et 25% de prélèvement d’eau en moins"

Au Domaine de l’Edje, il va falloir jongler. « D’habitude, on peut tirer sur la corde en début de saison mais là, on va démarrer avec des sols très secs et 25% de prélèvement d’eau en moins. Dès que la photosynthèse va se déclencher avec les premières feuilles, ça va commencer à tirer mais ça ne va pas tirer sur grand-chose », devise Jean-Baptiste Gaucher. Les gestionnaires d’ASA ne vont pas avoir la tâche facile à compter du mois d’avril, à l’ouverture des premières vannes. « En étant situé en amont du barrage, je pourrais me considérer comme étant préservé, mais il va falloir gérer la ressource collectivement et pas égoïstement ».

Deux salariés du Domaine de l’Edje installent le réseau d’irrigation du futur verger de figuiers
Deux salariés du Domaine de l’Edje installent le réseau d’irrigation du futur verger de figuiers

Des sources de sobriété pas mal épuisées

L’exploitation peut-elle être plus sobre ? Les deux années passées, le Domaine de l’Edje a réalisé un « check-up » de son système d’irrigation pour traquer les fuites, optimiser le pilotage et renforcer l’efficience de l’eau. Il demeure pourtant une piste, mais structurellement lourde, consistant à réhabiliter les canaux ancestraux servant l’irrigation gravitaire (comme quoi l’irrigation n’est pas née de la dernière sécheresse), avant l’arrivée du réseau sous pression. « Ici, l’ancien canal surplombe le futur verger de figuiers, explique l’arboriculteur. Moyennant un bassin tampon surplombant la parcelle, le simple dénivelé assurerait la pression et l’acheminement de l’eau jusqu’aux réseaux de micro-asperseurs ou de goutte-à-goutte, au bénéfice de la sobriété hydraulique et énergétique. Mais un tel dispositif impliquerait des investissements conséquents ». 

En novembre dernier, le tribunal administratif de Montpellier a donné raison à la FNE qui réclamait une révision à la hausse du débit minimum sur une portion de la Têt située en aval du barrage de Vinça
En novembre dernier, le tribunal administratif de Montpellier a donné raison à la FNE qui réclamait une révision à la hausse du débit minimum sur une portion de la Têt située en aval du barrage de Vinça

Des dossiers d’aide, portés par le Département, la Région, l’Etat ou encore l’Europe, le Domaine de l’Edje et son ASA de Marquixanes en ont déjà bénéficié par le passé, moyennant une certaine charge administrative.

"Toute l’eau qui tombe sur les Pyrénées-Orientales et qui n’est pas retenue ou absorbée par les sols finit dans la Méditerranée"

Mais l’arboriculteur ne comprend pas bien pourquoi on ne développe pas davantage le stockage. « Toute l’eau qui tombe sur les Pyrénées-Orientales et qui n’est pas retenue ou absorbée par les sols finit dans la Méditerranée », déplore le producteur, étant entendu que sans eau, adieu cerises, pêches, abricots, figues... A l’heure où la filière et le ministère de l’Agriculture ambitionnent de « gagner 5 points de souveraineté en fruits et légumes dès 2030 » et d’enclencher « une hausse tendancielle de 10 points à horizon 2035 », il va falloir se faire sourcier sinon sorcier, alors que les tensions vont croissant entre usagers et parties prenantes.

"Beaucoup de maraichers s’interrogent sur leurs commandes de semences et plants"

En novembre dernier, le tribunal administratif de Montpellier a donné raison à la FNE qui réclamait une révision à la hausse du débit minimum sur une portion de la Têt située en aval du barrage de Vinça, afin de garantir au fleuve son minimum écologique vital. La décision a stupéfié la profession, à moitié rassurée par l’appel, non suspensif, interjeté par le préfet. « Je ne pouvais pas, au dernier moment, renoncer à planter mes figuiers commandés de longue date, justifie l’arboriculteur. Mais je sais que beaucoup de maraichers s’interrogent sur leurs commandes de semences et plants ». Selon la Chambre d’agriculture, les PO sont le 1er département producteur de pêches nectarines et de laitues, le 2ème en concombres, le 5ème en abricots, ainsi que le 2ème bassin de production d’artichauts.

Jean-Baptiste Gaucher a réalisé un « check-up » complet de son système d’irrigation pour traquer les fuites, optimiser le pilotage et renforcer l’efficience de l’eau
Jean-Baptiste Gaucher a réalisé un « check-up » complet de son système d’irrigation pour traquer les fuites, optimiser le pilotage et renforcer l’efficience de l’eau

Du triptyque aux reliques

Le Domaine de l’Edja a choisi de se diversifier dans le figuier pour renforcer sa résilience au gel, autre péril climatique qui a touché le domaine en 2021 puis en 2022. Certifiée bio depuis plus de 10 ans, l’exploitation a par ailleurs investi dans des bâches anti-pluie (et anti-éclatement des fruits) et des filets « insect proof » pour déjouer d’autres menaces. Cette année, elle va inaugurer le nouveau dispositif d’assurance récolte.

Avec le triptyque sobriété - résilience - assurance, le Domaine de l’Edje aura bientôt tout tenté pour traverser les cataclysmes. Il ne lui restera plus qu’à implorer les Cieux, ce que de nombreux producteurs catalans, en désespoir de cause, s’apprêtent à faire le 18 mars en la cathédrale de Perpignan, puis sur les rives de la Têt, réhabilitant l’exhibition des reliques de Saint-Gaudérique pour implorer la pluie. Une tradition millénaire, abandonnée il y a plus de 150 ans. Avant le changement climatique.