Quête de souveraineté alimentaire : opportunités et entraves

Depuis son apparition et sa propagation, la crise sanitaire continue de nourrir des débats sur l’autonomie de la France dans un certain nombre de domaines jugés clés. La pénurie de masques et de médicaments au début du premier confinement de 2020, a constitué le point de départ d’une prise de conscience de la dépendance du pays envers des fournisseurs étrangers, qui fut suivie d’une seconde davantage centrée sur l’alimentation. En a découlé chez certains acteurs économiques comme à l’échelle de l’Etat, le projet de définir une politique dont la finalité serait de recouvrer une autonomie alimentaire, projet surplombé par l’idée de souveraineté.

Deux secteurs principaux sont concernés dans cette quête de la limitation des importations et dans la reconstitution de l’auto approvisionnement : les fruits et légumes – l’accent devant être mis sur les fruits dans la mesure où le déficit commercial apparaît plus élevé qu’en légumes, le taux de dépendance aux importations étant particulièrement important avec un niveau de près de 50 % –, et les protéines végétales.

On sait que, s’agissant du volet protéines végétales, le Plan de relance de l’agriculture française, qui s’inscrit dans celui, national, doté de quelque 100 milliards d’€, dont 40 seront abondés par le Plan européen de 750 milliards d’€, prévoit un Plan protéines végétales, parallèlement à la modernisation des abattoirs et au bien-être animal.

En matière d’alimentation du bétail, la France importe entre 3,5 et 5 millions de tonnes de soja (en grande partie sous forme de tourteaux) sur ces dix dernières années, sur un total européen de 30 à 40 millions de tonnes. L’essentiel des importations de soja provient du Brésil (dont la baisse des approvisionnements depuis le milieu des années 2000 est à souligner au regard des enjeux climatiques actuels), suivi des Etats-Unis (l’Espagne et les Pays-Bas sont, avec la France, les principaux pays européens à importer du soja en provenance du Brésil).

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importation soja

Si l’amoindrissement de la dépendance au soja produit sur le continent américain passe par une reconquête du marché intérieur français, conditionné bien évidemment par un déploiement ou élargissement des productions de substitution (tourteaux de colza, de tournesol, légumineuses fourragères…), l’un des leviers, qui ne figure ni dans le Plan de relance européen ni dans sa déclinaison nationale, serait de remettre en cause l’accord qui avait été passé entre les Etats-Unis et l’UE au début des années 1960 au sujet de l’approvisionnement en protéines végétales à destination de l’alimentation du bétail.

La reconquête de l’autonomie protéique s’inscrit également dans l’affectation aux importations en provenance du Brésil d’un principe de conditionnalité à l’environnement, tout échange et tout accord commercial devant être en phase avec les exigences européennes en matière d’écologie (c’est la position de la France depuis la signature de l’Accord UE-MERCOSUR de juin 2019, non sans susciter de nombreuses contestations du côté des gouvernements sud-américains).

La crise sanitaire et économique offre par conséquent des opportunités aux agriculteurs français. L’accession à davantage d’autonomie est porteuse de réduction des coûts d’approvisionnement et, de façon plus générale, de réduction des déficits commerciaux de nature à renforcer l’excédent agroalimentaire. Elle impliquerait tout autant un fonctionnement des filières plus optimal, en établissant des liens économiques entre les acteurs de ces filières, et notamment entre les besoins éleveurs et les potentialités des producteurs de végétaux pour y répondre.

De quelques obstacles à la souveraineté et à l’autonomie alimentaires

Ces opportunités doivent toutefois être assorties de contreparties négatives, voire de menaces prenant la forme de rétorsions appliquées par les pays fournisseurs. Le renforcement de l’autonomie alimentaire, qui procède d’une décision souveraine de la part des pouvoirs publics et des professionnels de l’agriculture, aurait pour conséquence de réduire, pour ne pas dire suspendre, les courants commerciaux.

La diminution des importations serait d’autant plus prononcée que l’UE envisage de conditionner ses importations au respect de critères environnementaux. La transition vers un paradigme productif centré sur l’agroécologie contient en effet d’une part une perspective de réduction de la consommation de viande qui, à terme, limiterait le recours à des intrants comme le soja, et, d’autre part, un recentrage sur des  disponibilités protéiques produites sur le territoire .

Le premier obstacle a trait aux réactions des pays exportateurs de soja, ou de fruits et de légumes, pour rester sur ces deux exemples. A trop subordonner les importations à des principes environnementaux, ou à accorder la primauté aux productions localement ancrées, la suspicion de protectionnisme émergerait sans doute assez rapidement, comme l’ont montré l’Argentine et le Brésil lorsque la France, et plus largement l’UE, ont annoncé envisager de ne pas ratifier l’Accord UE-MERCOSUR de juin 2019, sous l’impulsion de la France.

Les Etats-Unis ont également stigmatisé l’UE sur son projet Farm to Fork, y voyant un indice de fermeture potentielle et menaçante du marché européen, alors que l’ancienne (Trump) et la nouvelle (Biden) Administration américaine, insistent sur la nécessité du Buy American dans leur propre plan de relance économique.

Dans un contexte de défaillance la gouvernance mondiale du commerce – l’OMC étant en panne depuis quasiment son entrée en fonction –, de telles tensions ne feraient qu’amplifier les guerres commerciales qui se sont multipliées depuis au moins 2014, avec des retombées préjudiciables sur certains secteurs de l’agriculture française.

Le second obstacle se situe à l’échelon de l’UE. En l’état actuel des choses, il n’est nullement avéré que la totalité des Etats membres partagent la même préoccupation en matière de souveraineté alimentaire et d’autonomie en protéines végétales, ou en fruits et légumes. Il y a manifestement une ligne de démarcation entre des pays prônant le libre-échange, à l’instar des Pays-Bas qui importent massivement, et la France, qui incarne historiquement la nécessité de veiller à promouvoir les productions nationales, une ambition qui s’est renforcée au fil du temps avec la problématique territoriale. Ces clivages étaient d’ailleurs tangibles lors des négociations sur les Accords de libre-échange bilatéraux, les Pays-Bas, comme l’Espagne, ayant ardemment soutenu le projet de partenariat commercial avec les quatre nations composant le MERCOSUR.

La popularité du patriotisme économique représente un véritable test pour la mondialisation et pour les institutions internationales, et questionne la compatibilité de ce désir de souveraineté économique avec le maintien d’une ouverture vers l’extérieur. Pour l’agriculture et l’agroalimentaire français, il serait inconcevable de dissocier l’un et l’autre, tant la préservation d’un approvisionnement national et la croissance des flux d’échanges vers les pays clients sont vitaux pour les filières. Un délicat équilibre à trouver au regard de la globalisation économique qui a dilué l’idée de souveraineté économique dans des liens d’interdépendance qu’il est difficile de remettre en cause. Aux pouvoirs publics (et aux économistes ?) de se saisir à nouveau de cette question.

Quentin Mathieu et Thierry Pouch - APCA