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50 ans de paysannerie, "La ferme des Bertrand"
Le film documentaire de Gilles Perret, sorti le 31 janvier au cinéma, retrace la vie de 3 générations sur une exploitation de vaches laitières en Haute-Savoie. Un témoignage sur la durée qui permet de prendre du recul. Un bol d'air frais en ces temps troublés. Le réalisateur pose un regard bienveillant, juste et terriblement touchant sur l’agriculture et ses problématiques.
Le calme, avant le réveil des vaches et le labeur des hommes. Seul le bourdonnement des mouches trouble la quiétude de la vallée du Giffre, non loin de Genève. Le spectacle de la montagne filmée pendant les quatre saisons trouve son rythme à travers Joseph, Jean et André. Trois frères qui suivent la cadence infernale du travail à la ferme. Ce huis clos se déroule sur leur propriété, dans le petit hameau de Quincy, et s'étale sur 50 ans. Un ballet agricole où les corps travaillent, s’échinent et se courbent. Les gestes sont répétés, encore et encore. Lentement, les peaux du visage se tannent, se frippent et témoignent du temps qui passe.
Superposer les époques.
Ce film-documentaire s'immisce dans l’intimité de la famille Bertrand sur trois générations. Tels des souvenirs qui ressurgissent, Gilles Perret a émaillé son long métrage, de bribes de deux autres films. Le premier, en noir et blanc, a été réalisé par Marcel Trillat en 1972 sur le monde rural. On y retrouve Joseph, Jean et André, jeunes et élancés. Le deuxième est un documentaire “Les trois frères” de Gilles Perret lui-même. En 1997, il avait déjà filmé ses voisins. “Je suis né, j’ai grandi et j’habite toujours au même endroit, c’est-à-dire à 80 m de leur ferme, explique le réalisateur, j’ai fait mon premier film avec eux”. 25 ans plus tard, Gillet Perret donne une suite à son documentaire. “Avec Marion Richoux ma compagne et co-autrice, on s’est dit qu’on allait les filmer sur une année entière et mélanger les films pour raconter l’histoire de cette famille et de cette ferme”, explique-t-il. “Je n’ai pas voulu cacher ma proximité avec eux. Je les ai filmé en train de travailler pour que ça soit le plus naturel possible. Quand on est dans l’action, la parole se libère plus facilement”.
L’enjeu de la transmission
En 1972, les trois frères héritent de la ferme de leurs parents. Dans le premier documentaire de Gilles Perret, Joseph témoigne de son désarroi : “c’était une obligation de reprendre la ferme. À la fin de l’occupation, on manquait de tout, fallait faire avec rien”. Contraints d’être partenaires, les trois frères consacrent toute leur existence à l'exploitation, au détriment de leur vie personnelle. “C’est une réussite sur le plan économique mais un échec sur le plan humain (...) je me voyais fonder une famille mais on a eu tellement de boulot, surtout avec l’exode rural. Il n’y avait plus personne”, témoigne André.
Quelles que soient les époques, la question de la transmission est toujours en toile de fond. Qui poursuivra le travail dans des conditions de vie si compliquées ? Les frères ont renoncé à une vie de couple. Des trois, il ne reste plus qu’André. En 1997, ils passent la main à leur neveu Patrick et à sa femme Hélène. “Au début, on me disait, ce n’est pas un boulot de femme ça”, témoigne-t-elle 25 ans plus tard. En 2022, veuve, “les épaules cassées”, elle s’apprête à transmettre à son tour la ferme à son fils Marc et à son gendre Alex, qui s’est porté volontaire. Quant à la jeunesse, enfants et petits-enfants qui vivent à la ferme, tous veulent devenir agriculteurs. “Les anciens avaient subi, les jeunes ont choisi et sont contents de ce qu’ils font”. Les choses vont tout de même en s’améliorant, à condition que les conditions de travail suivent. Un changement qui passe nécessairement par la technologie.
La modernisation au service du paysan
En 1972, les trois frères sont filmés en train de casser des cailloux. Archaïque ? Non, “à l’époque, ils étaient novateurs ! Ils construisaient leur étable en stabulation libre”, constate, admiratif, le réalisateur. André, en maillot de corps, moustache bien lustrée, expliquait déjà à l’époque, “qu’il faut suivre la volonté technique ou abandonner la profession”. Aujourd’hui, voûté et aidé de sa canne, il défend toujours la modernisation “pour améliorer les conditions de travail”. Chose faite.
Marc, le fils d’Hélène n'hésite pas à utiliser les machines et laboure son champ mécaniquement quand sa mère passe la faux. “Marc et Alex ne veulent pas toucher les manches. Rien que de la machine ! se moque gentiment André, du boulot à la main, il n’en faut point trop !”. Au départ à la retraite d’Hélène, les Bertrand envisagent de prendre un robot de traite. Une technologie vue comme un soulagement, qui permettrait au reste de la famille de gagner des heures de sommeil, voire même de s'octroyer une semaine de vacances ! Quant aux images d’Epinal, du paysan et sa charrue, n’ayez crainte ! La ferme reste artisanale, les méthodes sont identiques. “Je ne voulais pas faire un film passéiste, explique Gilles Perret, je voulais montrer qu’une agriculture actuelle, qui fonctionne bien avec de la technologie ne va pas forcément à l'encontre du respect du territoire et du vivant”.
Préserver la nature
En plein territoire de la riche AOP Reblochon, les Bertrand s’inquiètent de la transmission de la terre. Dès les années 90 les trois frères voulaient laisser "une nature propre", se soucie Joseph. Quant à la nouvelle génération, Marc et André, soumis aux mêmes problématiques, font pousser de la prairie naturelle “pour capter au mieux la protéine dans les trèfles”.
“Ce sont des gens responsables de leur environnement, qui en ont conscience. Et pourtant, ce sont les premiers qu’on attaque”, déplore Gilles Perret. Les agriculteurs sont soumis à la météo et subissent en première ligne les effets du changement climatique. L'évolution du temps qui change se fait sentir tout au long du film, comme ce 14 juillet de 1997, où il n’y a rien à faucher, "du jamais vu !", de mémoire de paysan. Ou encore cet été de 2022 lorsqu'il n'y a quasiment plus d’eau à donner aux vaches. Il faudra décaler les horaires des bêtes en raison de cette canicule, qui a fini par s'installer chaque été et est désormais récurrente.
Déconstruire les clichés
La vie dure, le célibat, la mécanisation, le changement climatique... Le film nous fait aussi découvrir au fil des générations, une famille, des valeurs et un vrai respect des anciens. Ce petit hameau de montagne n’est finalement pas isolé du reste du monde : exode rural, guerre d'Algérie, évolution de l'agriculture, écologie, les grands sujets de société, les grandes périodes de l'histoire donnent au film une dimension universelle. “En racontant l'histoire des voisins, on est capable de raconter l'histoire du monde”, explique Gilles Perret. Intimiste et honnête, l'intimité, la vie de couple sont aussi évoqués. André, tête d’affiche, au caractère parfois pessimiste, crève l’écran par son honnêteté. Arborant son éternelle moustache, il s’interroge sur le bonheur “et quel bonheur !”. Un film simple et beau, qui fait du bien. “Sans être dans le pathos, je voulais déconstruire les clichés sur l’agriculture mais aussi réhabiliter la parole des paysans. Soit on les voit comme des gros pollueurs soit on les voit comme des gens qui ne sont jamais sortis de chez eux. C’est le leitmotiv de mes films : rendre visible les invisibles”, conclut Gilles Perret. Pari réussi pour le réalisateur. Même André qui, d'après les mots de Gilles Perret, ne voulait pas trop perdre de temps avec lui a apprécié !