La vache laitière, le steak haché et l’oligopole, fossoyeurs de l’élevage allaitant selon la FNH

La Fondation pour la nature et l’homme appelle à une refonte totale de la filière allaitante, au modèle destructeur de valeur sur toute la chaine, au profit du « moins et mieux de viande », impulsé par les politiques publiques européenne, nationale et territoriale, susceptible d’agir sur les flux import/export viande/vif, les pratiques d’élevage, les relations commerciales et les modes de consommation.

Une filière aux prises à la concurrence du troupeau laitier français et étranger avec un différentiel du prix de la matière première de 30%, un marché de la viande cannibalisé par le haché, soutenant certes la consommation mais au prix d’une standardisation dévalorisant la viande allaitante, une chaine de valeur confinant au quasi-monopole du maillon  transformation et à l’oligopole du maillon distribution : tel est le constat dressé par la Fondation pour la nature et l’homme (FNH) dans un rapport intitulé « Elevage allaitant : changer de logique pour sortir de l’impasse », co-réalisé avec le Basic, le Bureau d’analyse sociétale pour une information citoyenne. « Le constat est sévère mais on l’estime lucide et indispensable pour sortir la filière de l’impasse et échapper à une catastrophe économique et industrielle », déclare Thomas Uthayakumar, directeur du plaidoyer et des programmes à la FNH.

Evolution des subventions et des revenus des exploitations spécialisées en bovins viande entre 2010 et 2021 (Source FNH)
Evolution des subventions et des revenus des exploitations spécialisées en bovins viande entre 2010 et 2021 (Source FNH)

Le prix de la viande mais pas seulement

Selon la FNH, dont l’analyse repose sur des données officielles et publiques (Institut de l’élevage, FranceAgriMer, OFPM, RICA…) et sur des calculs du Basic, les subventions aux éleveurs allaitants ont augmenté de 20% entre 2010 et 2021, passant de 33.000€ à 40.100€, tandis que leur revenu, exprimé en Smic horaire net, est passé de 0,85 à 0,56. Bilan : « des exploitations perfusées aux subventions pour des éleveurs toujours plus pauvres », tranche la FNH, qui pointe l’inefficacité des loi Egalim, censées sanctuariser les coûts de production. Entre 2018 et 2022, le prix de vente moyen par kilo était inférieur de 0,99 euro au coût de production, selon des données de la Chambre d’agriculture du Cantal. « Les éleveurs sont la seule profession qui vend à perte », rappelle Elyne Etienne, responsable du programme élevage à la FNH.

Différentiel de prix entre 2016 et 2023 entre les vaches laitières et allaitantes lors de leur entrée dans l’abattoir, d’après l’OFPM (Source FNH)
Différentiel de prix entre 2016 et 2023 entre les vaches laitières et allaitantes lors de leur entrée dans l’abattoir, d’après l’OFPM (Source FNH)

Si la faiblesse du prix de vente de la viande constitue le premier facteur de paupérisation des éleveurs, il n’est pas le seul. Le rapport relate une productivité en berne sur les autres facteurs de production que sont les surfaces (-17% entre 2000 et 2020), le capital investi (-25%) et les consommations intermédiaires (-44%). Seul le travail tire son épingle du jeu (+11% sur la période). « La forte augmentation des surfaces et du nombre d’animaux, qui ont doublé par travailleur entre 1988 et 2018, a poussé les agriculteurs à simplifier leurs pratiques en substituant du capital et des consommations intermédiaires au travail », lit-on dans le rapport. Selon la FNH, la productivité de l’élevage allaitant est plus faible aujourd’hui qu’il y 30 ans.

Le steak haché, produit d’appel en GMS et appel d’air à l’import

Si le prix de la viande peine à être revalorisé, c’est en grande partie dû au boom du steak haché, qui représente aujourd’hui 61% de la consommation de viande bovine, contre 25% en 1995. Alors que 42% des vaches allaitantes étaient valorisées sous forme de viande hachée en 2017, cette proportion est passée à 52% en 2022. Certains morceaux « nobles » de la viande allaitante, l’arrière, commencent à rentrer dans la composition des steaks hachés.

"On a une filière laitière et une filière allaitante qui étaient jusqu’à présent complémentaires en termes de morceaux et qui désormais se font concurrence"

Les fast-foods, qui proposent 100% de haché, sont passés par là, au point que même les brasseries traditionnelles délaissent l’iconique steak frites pour le burger prémâché à toutes les sauces. Problème : le coût de la matière première issue de la vache laitière est en moyenne 30% moins cher que celui de la vache allaitante. « On a une filière laitière et une filière allaitante qui étaient jusqu’à présent complémentaires en termes de morceaux et qui désormais se font concurrence, analyse Elyne Etienne. Comme les deux approvisionnements pour faire le même produit deviennent substituables en raison de l’expansion du haché qui est un produit standardisé, cela crée un fossé de compétitivité, qui dévalorise la viande allaitante ».

A cela s’ajoute l’évolution des modes de consommation, avec la progression de la restauration hors domicile (RHD). Entre 2017 et 2022, les volumes de viande valorisés en RHD ont progressé de 14% quand ils régressaient de 7% en GMS. Problème (s) : 75% de l’offre en RDH l’est sous forme hachée tandis que le taux d’importation y culmine à 63%. Résultat : l’approvisionnement en viande bovine provient à 48% du troupeau laitier, dont 27% de viande laitière française et 21% de viande laitière importée. Sur fond d’inflation galopante et de concurrence de la viande de volaille, le steak haché, produit standardisé et massifié, produit d’appel en GMS et appel d’air à l’import, permet de maintenir à un niveau relativement élevé la consommation de viande bovine, au prix du sacrifice de l’élevage allaitant.

Une structure oligopolistique de la transformation et de la distribution

Selon la FNH, « l’asymétrie des pouvoirs », à l’œuvre dans l’aval, achève de faire des éleveurs allaitants les victimes expiatoires de la filière. « Avec Bigard, Elivia et Sicarev, on a trois acteurs majeurs qui donnent le « la » et qui sont prescripteurs de prix, énonce Thomas Uthayakumar. La structure oligopolistique de la transformation et de la distribution crée une situation défavorable aux éleveurs dans l’incapacité de négocier des meilleurs prix ». Selon la FNH, même si certaines entreprises tirent leur épingle du jeu, notamment en créant de la valeur immatérielle par le marketing, symbolisé par la marque Charal, les trois maillons de la chaine sont perdants. Le revenu courant avant impôt du secteur de l’abattage-découpage, accusé de capter indirectement les aides publiques en payant sous les coûts de production, est faible, compris entre 0,3% aet 1,1% du produit total, quand il n’est pas négatif (-0,9% en 2023).

"A la différence de la filière laitière, qui crée de la valeur, mais qui est ensuite mal répartie, la filière viande bovine est destructrice de valeur sur les trois maillons "

Pour ce qui est de la GMS, la marge nette du rayon boucherie était négative en 2022, à -2,2 euros après impôt pour 100 euros de chiffres d’affaires. Et en bout de chaine, le consommateur n’a pas bénéficié de la baisse des prix de la viande à la production, le prix de la viande ayant augmenté́ de 17,1% euros constants entre 1990 et 2018. « A la différence de la filière laitière, qui crée de la valeur, mais qui est ensuite mal répartie, la filière viande bovine est destructrice de valeur sur les trois maillons », poursuit Thomas Uthayakumar.

Le scénario alternatif de la FNH

Pour sortir ce qu’elle qualifie « d’impasse », la FNH propose une autre voie consistant à réduire les flux d’exportation de vif et d’importation de viande, en relocalisant l’engraissement en France, à partir de races mixtes capables de valoriser les prairies. Les aides publiques cibleraient l’élevage agroécologique en amont et en aval les abattoirs publics et les filières territorialisées. La fixation de prix plancher et l’obligation de contrats tripartites, avec application de sanctions le cas échéant, constitueraient le nouveau paradigme des relations commerciales, la grande distribution se voyant imposer des seuils minimum de viande labellisée (bio, Label rouge...), tout comme la RHD.

La baisse du cheptel serait assumée, confortant ainsi la trajectoire bas carbone de la filière, mais pas la baisse du nombre d’éleveurs et d’exploitations. « C’est un scénario crédible, qui ne serait pas simple à mettre en œuvre, qui nécessite beaucoup de recommandations mais qui nous paraît être la voie la plus crédible pour sortir de l’impasse, conclut Thomas Uthayakumar. Au-delà de nos recommandations, ce qui nous semble important, c’est le fait d’assumer l’état de santé de la filière bovine. Si l’on est en mesure d’avoir une discussion constructive, notamment avec l’interprofession de la viande, on sera ensuite en mesure de discuter de la façon dont on peut offrir une nouvelle voie à la filière bovine ».

La FNH appelle au passage le nouveau gouvernement à ressortir des limbes la SNANC, la Stratégie nationale pour l’alimentation, la nutrition et le climat, censée rendre notre alimentation climato-compatible, inscrite dans la loi Climat et résilience d’août 2021 et qui aurait due être mise en œuvre à compter de juillet 2023.

Les 5 chantiers de la FNH

- une refonte du cadre des négociations commerciales : en conditionnant les exonérations fiscales et sociales des entreprises au respect de la loi EGAlim, en mettant en place des prix planchers couvrant les coûts de production (dont la rémunération),  en développant les contrats tripartites afin de sécuriser des débouchés plus durables pour les éleveurs (notamment l’engraissement de broutards).

- le lancement d’un grand plan de relocalisation de l’engraissement à l’herbe des broutards et de re-développement de races mixtes, via une concertation approfondie entre interprofessions bovines et l’implication des instituts de recherche.

- la conduite d’un état des lieux des financements publics, directs ou indirects, alloués à tous les maillons de la filière bovine et le fléchage de ceux-ci vers un modèle agroécologique (élevage majoritairement à l’herbe, autonomie fourragère, sans intrants de synthèse) et territorialisé.

- une évolution dans la consommation de viande bovine vers le “moins et mieux” avec une réduction des quantités au profit d’une viande biologique ou label rouge, que ce soit à domicile ou hors domicile, et l’obligation pour la grande distribution comme pour la restauration hors domicile de proposer un pourcentage de viande sous labels et des alternatives végétales.

- un vaste plan de soutien aux abattoirs publics et aux filières laitières territorialisées afin de maintenir des exploitations bovines diversifiées sur le territoire, en mettant en place un fonds associant l’État, les collectivités et les entreprises (au travers d’un pourcentage de leurs bénéfices et investissements annuels).