Terre de liens dénonce la financiarisation du foncier via les parts de sociétés agricoles

Selon un rapport du mouvement, les SCEA et autres SA sont le cheval de Troie d’investisseurs non agricoles, contournant les dispositifs de régulation du foncier et dont la montée en puissance dessine une agriculture sans agriculteurs. Terre de liens attend des réponses du Pacte et de la loi d’orientation agricole.

135 ha, dont 84 ha en propriété pour le fabricant breton de chips Altho (Morbihan) suite à la prise de contrôle de quatre exploitations, où des salariés et l’entreprise de travaux Legumia, filiale d’Altho, assurent le travail. Près de 1300 ha de rizières aux mains d’Euricom (Bouches-du-Rhône), 800 ha de terres agricoles pour la foncière Auchan et entre 500.000 et 1 million d'euros l’hectare de terre payés par Chanel et L’Oréal pour s’assurer la production de plantes à parfum dans les Alpes-Maritimes : tels sont quelques-uns des chiffres révélés par Terre de liens dans une nouvelle étude consacrée à la propriété des terres agricoles en France et symbolisant « l’accaparement » des terres par des entités sans agriculteurs, mais reposant sur des salariés ou sur des entreprises de travaux agricoles.

1 ferme sur 10 « financiarisée » et contrôlant 14% de la SAU

Sur les 20 dernières années, la part de la surface agricole travaillée par des sociétés que le mouvement qualifie de « financiarisées » (SCEA, SA, SARL) a doublé, passant de 7% à 14% de la SAU. Elles représentent aujourd’hui 1 ferme sur 10 et possèdent 640.000 ha de terres en propriété, le solde en fermage. Quelle est la part de non-agriculteurs dans ces sociétés ? « Il faut poser la question au ministère de l’Agriculture », répond Coline Sovran, coordinatrice du rapport et qui regrette que le RGA soit « aveugle » sur le phénomène, avant d’ajouter. « Selon un chercheur de l’INRAE, un tiers des sociétés financiarisées n’est pas contrôlé par des agriculteurs, c’est à dire des sociétés dont plus de 50% du capital est détenu par des personnes qui ne sont pas présentes sur la ferme ».

Le tabou de la propriété

Terre de liens déplore que la dernière étude en date sur la propriété des terres agricoles remonte à 1992. Pour déjouer « l’opacité », le mouvement a croisé les données du Cerema (Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement) avec les données du cadastre (2021) et du registre parcellaire graphique (RPG). « Malgré leur intérêt manifeste pour piloter des politiques agricoles et malgré un système statistique agricole parmi les plus développés d’Europe, les données sur la propriété des terres agricoles en France demeurent très lacunaires », déplore le mouvement, citant l’ancien ministre de l’Agriculture, Edgar Pisani, affirmant, en 1977 que « l’Administration refuse de connaître la propriété, espérant ainsi la protéger ».

Le système de régulation contourné

Terre de liens accuse les sociétés d’exploitation de contourner la politique de contrôles structures, limitant les agrandissements excessifs, au détriment d’une agriculture à taille humaine, essentiellement familiale. Et de citer une étude exploratoire menée par la FNSafer sur les départements de l’Eure et de la Seine-Maritime, révélant que 48 fermes de plus de 200 ha présentes dans les départements étaient en fait réunies en seulement 19 « sociétés mères », réels centres de décision stratégiques. « Au regard de la statistique agricole, il y a 48 fermes, mais l’identification des liens entre les détenteurs du capital révèle qu’il n’y en a en réalité que 19 entités, qui contrôlent des surfaces largement supérieures au seuil maximum d’agrandissement », éclaire Terre de liens. « Ces sociétés achètent en moyenne des surfaces plus grandes que la normale à des prix plus élevés que la normale, déclare Tanguy Martin, chargé de plaidoyer à Terre de liens. C’est lié à des montages juridiques, qui créent un nouveau continent, un marché parallèle des terres, c’est le marché des parts de société ».

« Les terres sont fondues dans le capital de l’exploitation dont elles sont invisibles pour l’œil de la Safer », précise Coline Sovran. Terre de liens estime que 200.000 ha par an transitent par ce marché des parts sociale contrôlant du foncier. « C’est énorme car c’est un tout petit peu moins de la moitié du marché classique des ventes qui passent devant les notaires et sous le contrôle de la Safer », indique Tanguy Martin.

Du fermage « éternel » assimilable à de la propriété

Selon Terre de liens, les sociétés d’exploitation dévoient également le statut du fermage et son bail tacitement renouvelable, protégeant le fermier jusqu’à son départ à la retraite. « Dans le cas des sociétés d’exploitation, le transfert du bail au nom de la société permet ainsi un contrôle quasi éternel des terres, du moins tant que la société agricole perdure, explique le mouvement. Les personnes qui prennent des parts dans une société d’exploitation sont considérées comme bénéficiaires effectifs, c’est-à-dire avec un pouvoir de contrôle sur la société, dès lors qu’elles possèdent 40% des droits de vote de la société, ou exercent un pouvoir de contrôle par tout autre moyen. Quand un investisseur devient le bénéficiaire effectif d’une société d’exploitation agricole titulaire de contrats de fermage, il prend de fait le contrôle des terres louées à la société. Ce contrôle n’est pas de la propriété au sens classique, mais s’en rapproche, au regard du statut très protecteur du fermage lorsque celui-ci ne peut pas être remis en question par le propriétaire. À cela s’ajoute le fait que le détenteur du bail est prioritaire à l’achat en cas de vente de la terre ».

La loi Sempastous jugée insuffisante

Pour contrecarrer le risque de contournement du contrôle des structure par certaines structures sociétaires, le Parlement a adopté en 2021 une loi portant mesures d’urgence, dite Sempastous, Elle soumet les cessions partielles à une autorisation administrative, dès que la cession aboutit à ce qu’une personne contrôle une surface dépassant un seuil d’agrandissement significatif. « L’application de cette loi suscite néanmoins de nombreuses interrogations tant sa portée semble limitée, estime le mouvement, citant les opérations réalisées par les Safer, les cessions entre associés, les cessions gratuites et les cessions intrafamiliales, non soumises à autorisation. Pour le mouvement, le seuil de déclenchement du contrôle, défini par le préfet de région, et supérieur de 1,5 à 3 fois la surface moyenne des fermes, est « très élevé » « En Île-de-France, la surface moyenne retenue est de 137 ha, le seuil d’agrandissement significatif sera donc compris entre 205 et 411 ha. Des investisseurs, avec des sociétés d’exploitations distinctes, pourraient atteindre plus de 822 ha sans avoir à se soumettre à une autorisation administrative ».

Ce que Terre de liens attend de la PLOA

En 2022, Terre de liens avait rédigé un premier rapport sur l’état des terres agricoles en France. Ce deuxième rapport coïncide avec le Projet de Pacte et de loi d’orientation agricole (PLOA), en cours de concertation, avant présentation au Parlement à la fin du premier semestre. Terre de liens formule les quatre recommandations suivantes : assurer la transparence sur la propriété et l’usage des terres, inciter les propriétaires à maintenir la vocation agricole de leur terre, renforcer la régulation et favoriser le portage foncier non lucratif pour faciliter les installations. « Parce-que ces sociétés financiarisées dessinent un modèle d’agriculture sans agriculteurs aux mains d’investisseurs non agricoles, parce qu’elles créent une véritable concurrence à de nouvelles installations et parce qu’elles pourraient à long terme devenir majoritaires dans le paysage de l’agriculture française, la Loi d’orientation agricole sur le renouvellement des générations souhaitée par le président de la République devra répondre à ces enjeux », conclut le mouvement. 

« Les propriétaires de terre en France sont dans l’ensemble plutôt âgés, puisque la moitié de la SAU française est détenue par des personnes qui ont plus de 65 ans. Ce sont donc 13 millions d’hectares qui pourraient changer de main dans les dix prochaines années, par héritage, donation ou vente et dans une période qui verra également de nombreux agriculteurs partir à la retraite Quelles logiques seront à l’œuvre chez les propriétaires actuels et à venir face aux départs d’agriculteurs ? »