Jérémy Decerle : « La prochaine Pac ne peut pas s’offrir le luxe d’un statu quo »

Aides couplées, ICHN, renouvellement des générations, paiement redistributif, éco-régimes, OCM, gestion des risques : Jérémy Decerle, éleveur de bovins allaitants en Saône-et-Loire, ancien président des JA, aujourd’hui député européen (Groupe Renew Europe) fait le point sur les négociations de la Pac à Bruxelles et du PSN à Paris. Interview.

Le projet de réviser les aides couplées animales fait débat, quelle est votre position ?

Jérémy Decerle : je comprends l’inquiétude des éleveurs mais pour l’heure, il ne s’agit que d’un scénario parmi d’autres. En préambule, je rappelle que le principe des aides couplées est attaqué par de nombreux pays de l’UE et que la France réussit le tour de force de les préserver. Mais je pense que leur avenir réside dans notre capacité à les faire évoluer car des aides qui ne participent pas à structurer les filières sont vouées à l’échec. Je veux bien qu’on me dise « touche pas à ma PMTVA » mais les mobilisations récentes témoignent du fait que les aides couplées ne produisent pas les effets escomptés.

Que serait une aide couplée restructurante ?

Jérémy Decerle : les aides couplées sont attribuées en fonction du nombre de veaux nés par vache. Or les mâles sont majoritairement exportés vers l’Italie, un marché qui depuis de nombreuses années a du mal à offrir des prix stables et rémunérateurs. Autrement dit, on attribue des aides publiques à des animaux que l’on valorise très difficilement et pas chez nous. Rien n’est acté mais avec un scénario d’aides à l’UGB, on pourrait accompagner les éleveurs à diriger les animaux vers des systèmes d’engraissement locaux. Cela nécessite du changement mais si on l’accompagne financièrement et de manière progressive et pas brutale, ce n’est pas une utopie.

Les fermes de 1000 veaux, ce n’est pas très tendance...

Jérémy Decerle : quand 70 éleveurs se regroupent pour élever ici en France des broutards plutôt que de les faire partir en Italie, au service de l’économie, de l’emploi, de la dynamique sur les territoires et du renouvellement des générations, je trouve la démarche intelligente. Il faut que les consommateurs et les citoyens comprennent que pour maintenir une alimentation de qualité, saine, de proximité, qui soit environnementalement compatible et conforme aux règles strictes du bien-être animal, de telles fermes un peu plus grosses que la moyenne puissent voir le jour. L’État et les collectivités locales doivent aussi prendre leurs responsabilités quand on sait que 50% de la viande consommée hors domicile est importée. Il faut retrouver de la cohérence.

Sur l’ICHN, on ne change rien ?

Jérémy Decerle : l’ICHN fait partie des dispositifs qui ont fait leurs preuves et qu’il ne faut pas toucher, même si là encore, notre ICHN interroge l’Europe et plus particulièrement les Allemands et les Hollandais. Ne pas toucher l’ICHN ne doit pas pour autant nous interdire de réfléchir à son avenir car si la France défend son caractère environnemental dans le 2ème pilier, l’ICHN n’en reste pas moins une aide économique. Sur la contrôlabilité, le sujet fait débat. Il faut trouver les bons équilibres entre la nécessité pour la Commission de contrôler l’argent public qu’elle distribue et l’objectif de simplicité pour les États membres et pour les éleveurs.

Les programmes opérationnels ne sont toujours pas d’actualité en viande bovine ?

Jérémy Decerle : la France a refusé les programmes opérationnels dans l’élevage, les éleveurs craignant que l’on entame leurs aides directes au bénéfice de la filière et sans retombée ultime dans les élevages. Il y a un problème de confiance dans l’aval. Maintenant, si on veut par exemple créer des ateliers d’engraissement, tout en s’assurant que les débouchés et les prix sont bel et bien au rendez-vous, il ne faut pas renoncer à cette piste de réflexion.

L’aide à l’actif attendra la Pac d’après ?

Jérémy Decerle : je ne pense pas qu’il faille à l’avenir supprimer les aides à l’hectare. Pour autant, je pense qu’il faut  arrêter de faire reposer la politique agricole uniquement sur le surfacique mais un peu plus sur les femmes et les hommes. Il faudra pour cela trouver le moyen de le faire sans secouer trop fortement les exploitations. On pourrait commencer par l’introduire au niveau du paiement redistributif. Même si ce n’est pas pour la Pac en discussion, il faut commencer à y réfléchir. Au-delà de la définition que chaque pays en donne, l’actif agricole doit devenir un élément support de la distribution des aides. Sur le paiement redistributif, on pourrait imaginer des dispositifs un peu plus fins prenant en compte la diversité des systèmes, des Otex ou encore les particularités régionales ou départementales. En attendant, le scénario sur la table cible les 63 premiers hectares.

Quels soutiens au renouvellement des générations ?

Jérémy Decerle : les jeunes justement pourraient être la cible d’aides à l’actif. Concernant le renouvellement des générations, il ne faut pas freiner l’ambition du Parlement européen qui veut cibler 4% du budget contre 2% dans la Pac actuelle. L’Europe ne peut pas s’engager dans la stratégie Farm to Fork sans se soucier de la démographie agricole et de l’attractivité de l’agriculture, ce qui pose la question des revenus et on voit à quel point certaines productions ne sont pas attrayantes aujourd’hui. Au-delà des montants financiers, il faut que le dispositif lui-même soit attractif. Il faut également agir du côté des cédants et les accompagner dignement. Une part de l’installation se joue là aussi.

Les éco-régimes seront-ils autre chose que le paiement vert ?

Jérémy Decerle : le Parlement européen a lui-même proposé une politique environnementale fondée sur des objectifs de résultat. C’est un véritable changement de braquet. On était jusqu’à présent sur une politique environnementale où l’on demandait à tous les pays de faire la même chose, sans pragmatisme et sans tenir compte des particularismes, avec des résultats très contestables et souvent très contestés. L’approche est désormais différente. On va inciter les agriculteurs à progresser et on va en même temps récompenser ceux qui ont déjà fait des efforts. Sur les éco-régimes, il faut que la France récompense l’existant et ne se mette pas des boulets car sur beaucoup de sujets, on est en avance par rapport à de nombreux autres pays.

Le Green Deal ne met-il pas la barre trop haute ?

Jérémy Decerle : le Green Deal fixe un certain nombre d’objectifs en matière de pesticides, d’engrais et d’agriculture biologique et on demande à la Pac de les atteindre. On parle beaucoup du Green Deal mais ce que je constate, c’est que rien n'est législativement acté et que l’on ne nous a présenté aucune étude d’impact. Je veux bien que l’on assigne les objectifs du Green Deal à la Pac mais à condition que l’on rémunère les agriculteurs en conséquence. Dans notre programme stratégique national, il faudra se garder d’y inscrire des objectifs inatteignables si l’on ne nous octroie pas les moyens correspondants.

Le Green Deal est-il porteur de menace en terme de souveraineté alimentaire ?

Jérémy Decerle : l’UE ne pas signer le Green Deal d’un côté et le Mercosur de l’autre. Elle ne peut pas signer une Pac qui renforce son ambition verte de manière significative sans renforcer les moyens alloués au secteur agricole. L’UE ne peut pas signer la stratégie Farm to Fork sans se soucier de la démographie agricole et de l’attractivité du secteur pour produire une alimentation de proximité. Si l’Europe ne coordonne pas toutes ses politiques et toutes ses ambitions, l’Europe est morte.

Quelle est votre position sur l’OCM, l’Organisation commune de marché ?

Jérémy Decerle : après avoir mis l’agriculture sur le marché mondial, c’est incompréhensible que l’Europe de ne se dote pas d’outils de gestion de crise et de gestion de marché. On n’est pas plus libéraux que les Américains mais les Américains ont des dispositifs contracycliques pour appréhender les crises. En avril 2020, en pleine crise du Covid, les moutonniers européens demandaient des financements à la Commission pour stocker les agneaux qui ne partaient pas. Au même moment, la DG Commerce négociait des contingents supplémentaires au profit de l’Australie. Là encore, on n’est pas en phase avec le Grean Deal et la stratégie Farm to Fork.

Comment progresser en matière de gestion des risques ?

Jérémy Decerle : des avancées sont été obtenues dans la Pac actuelle mais elles sont insuffisantes. Dans le cadre des trilogues, des propositions sont sur la table, notamment au travers de l’article 70. Il faut que l’UE se dote d’outils mais certains pays comme l’Espagne et la Suède résistent car ils disposent de systèmes assurantiels efficaces qu’ils craignent de voir abroger. Je pense que l’on peut imaginer des systèmes complémentaires.

Face aux multiples enjeux, défis, pressions, le PSN risque-t-il d’accoucher d’un statu quo ?

Jérémy Decerle : je crois que le ministre est animé d’une volonté de reconstruire l’agriculture et d’apporter de la valeur aux agriculteurs. On le voit par exemple au sujet de la loi Egalim. Il faut que la profession soit force de propositions. Sur tous les sujets que sont la structuration des filières, les éco-régimes, le renouvellement des générations, la gestion des risques etc., la profession ne peut pas se payer le luxe d’un statu quo.