L’AgTech à la ferme (1/5) : les agriculteurs, tous technophiles, tous apprentis-testeurs, voire apprentis-chercheurs

Commandité par la Cour des comptes, un sondage indique que 86% des agriculteurs intègrent régulièrement des innovations, au rythme d'au moins trois par an pour de 50% d’entre eux. Quand ils ne contribuent pas eux-mêmes à leur émergence. La parade aux aléas climatiques et sanitaires, ainsi que la réduction de la charge de travail, concentrent les attentes. Et les montants d’investissement, les freins.

Dans le cadre d’une évaluation des politiques publiques dédiées au transfert de l’innovation dans les cours de ferme, soutien qui a mobilisé 6,7 milliards d’euros d’aides entre 2018 et 2023, la Cour des comptes a commandité un sondage téléphonique réalisé par IPSOS auprès d’une échantillon représentatif de 1005 exploitants. Objectifs : jauger leurs niveaux de connaissances, d’acquisitions et d’attentes en matière de soutien public.

L’écrasante majorité intègre régulièrement des innovations

Les résultats montrent que l’écrasante majorité des agriculteurs (86%) déclare avoir adopté au moins une innovation agricole en 2023-2024, parmi les neuf proposées par le sondage. Cinq d’entre elles sont des innovations de produits de l'AgTech (agroéquipements connectés, génétique végétale, nouveaux produits phytos, applications numériques et OAD, biocontrôle) et trois sont des innovations de procédés (méthodes culturales de substitutions aux engrais et aux produits phytosanitaires, conservation des sols). Le cas du vaccin ne concerne que l’élevage.

Dans la conduite de votre exploitation, avez-vous eu recours aux innovations agricoles suivantes en 2023 ou en 2024 ? (Source : Cour des comptes, d’après un sondage IPSOS)
Dans la conduite de votre exploitation, avez-vous eu recours aux innovations agricoles suivantes en 2023 ou en 2024 ? (Source : Cour des comptes, d’après un sondage IPSOS)

Le sondage indique que les innovations destinées à réduire l'utilisation des produits chimiques, comme les méthodes de substitution aux produits phytosanitaires (49%) et la conservation des sols (37%), sont les plus adoptées, même si le taux ne dépasse jamais 50 % des répondants. Quoique moins répandues, les solutions numériques et biologiques progressent. Enfin, le recours aux innovations technologiques récentes, tels les agroéquipements connectés, est faible (14%).

"Les agriculteurs innovent, mais la dynamique actuelle correspond encore très largement à la recherche d’améliorations graduelles"

Les exploitants ont recours à 2,8 innovations en moyenne. Entre un tiers et la moitié des agriculteurs adoptent peu d’innovations (moins de trois). 53% des répondants ont en revanche utilisé au moins trois innovations dans la liste proposée, même si ce résultat doit être nuancé par le fait que certaines innovations, tels les vaccins ou les alternatives aux produits phytos, relèvent d’obligations réglementaires. « La multi-innovation semble être un marqueur important de l’engagement dans la transition agroécologique, lit-on dans le rapport. Le sondage montre que les agriculteurs privilégient les innovations qui modifient progressivement l’existant. Les agriculteurs innovent, mais la dynamique actuelle correspond encore très largement à la recherche d’améliorations graduelles, alors que la transition agroécologique demande des innovations de rupture et une réorganisation globale ».

A noter que les 14% affirmant ne pas avoir adopté d’innovation en 2023 ou en 2024, et qui ne constituent pas un échantillon représentatif, sont à la tête d’exploitations dont la production est inférieure à 25.000€ pour 42% d’entre eux.

Appropriation des innovations en fonction de l’orientation principale des exploitations (Source : Cour des comptes, d’après un sondage IPSOS)
Appropriation des innovations en fonction de l’orientation principale des exploitations (Source : Cour des comptes, d’après un sondage IPSOS)

Selon le sondage, ni l’âge ni le niveau de diplôme ne sont des facteurs déterminants dans l’appropriation de l’innovation. En revanche, des différences importantes ressortent selon l’orientation technico-économique. les exploitations en grandes cultures ont un taux de recours aux innovations voisin ou supérieur à la moyenne pour toutes les innovations proposées dans le sondage tandis que les exploitations en polycultures et poly-élevage sont en moyenne les moins innovantes. Dans l'élevage, l’adoption des innovations issues de l’AgTech (numérique, robotique, génomique) est proche de la moyenne. Dans les cultures spécialisées à forte valeur ajoutée (arboriculture, vigne, horticulture et maraîchage), l’adoption des innovations visant à améliorer la performance écologique est très élevée et toujours supérieure à la moyenne.

Des agriculteurs-testeurs

Parmi les (nombreux) agriculteurs s’appropriant l’innovation, le rapport distingue les « pionniers » désignant ceux qui expérimentent et adoptent en premier les outils et procédés nouveaux. Ces pionniers sont également des agriculteurs qui produisent eux-mêmes des innovations, « dont beaucoup sont issues du champ. Les exploitants n’attendant pas de solutions clé en main. Les pionniers contribuent aussi à la recherche, en travaillant avec des chercheurs pour tester de nouvelles variétés, des technologies avancées ou des systèmes de gestion durable des ressources naturelles ».

Objectifs de l’innovation considérés comme « essentiels » ou « importants » par les agriculteurs sondés Source : Cour des comptes, d’après un sondage IPSOS)
Objectifs de l’innovation considérés comme « essentiels » ou « importants » par les agriculteurs sondés Source : Cour des comptes, d’après un sondage IPSOS)

L’innovation pour déjouer les aléas

Lorsqu’on soumet aux agriculteurs différents objectifs de la politique publique, l’écrasante majorité des répondants considère la protection contre les aléas climatiques (86%) et sanitaires (83 %) comme « essentielle » ou « importante », en lien avec les pertes économiques induites. La réduction de la charge de travail constitue aussi une motivation fondamentale (81% des répondants). Elle est étroitement associée à la modernisation des équipements et à la révolution technologique, dans la lignée des évolutions qui ont marqué le secteur agricole français entre 1950 et 1980. Pour autant, elle ne se traduit pas par une adoption significative des agroéquipements de dernière génération. Suivent la réduction des différents intrants (produits phytosanitaires, eau, gazole et fuel, engrais). A noter que seuls 50% des agriculteurs voient dans l'innovation un moyen d'augmenter les rendements. « Ce taux relativement faible pourrait s'expliquer par l’absence de consensus sur l'impact positif des nouveaux produits ou des changements de pratiques sur les rendements », pointe le rapport.

Une appétence réfrénée par les limites financières

Si les agriculteurs manifestent une forte appétence pour l’innovation, leur conversion pourrait être plus rapide sinon plus globale s’ils étaient moins contraints financièrement : 71% des répondants au sondage considèrent que les principales barrières à l'innovation sont d'ordre financier, qu’il s’agisse du coût initial trop élevé (38%) ou des délais de retour sur investissement jugés trop longs (33 %). 16 % des répondants évoquent l’ampleur des transformations nécessaires à l’adoption des innovations, sachant que ces dernières ont également une forte dimension financière. En ce qui concerne le fléchage des aides publiques, les aides directes, comme les subventions (35%) et les allégements de cotisations (32%), sont perçues par les chefs d’exploitation comme les plus efficaces pour promouvoir l'innovation, bien avant les prêts à taux zéro (16%) ou les crédits d’impôts (13%).