Pyrénées-Orientales : face à une sécheresse exceptionnelle, un régime d’exception

Alors qu’une majeure partie du département va basculer en situation de crise, Etat et profession négocient pied à pied - et pied par pied - un dispositif de restriction d’eau ultra-ciblé guidé par des motifs de souveraineté et de pérennité des vergers et des exploitations. Sur place, le ministre de l’Agriculture a par ailleurs acté le principe d’une indemnisation de « solidarité nationale », indépendante des restrictions d’irrigation.

« Si on a encore la possibilité d’irriguer, le coût des pertes de récolte et des pertes de fonds pour l’ensemble des filières s’élèvera à 300 millions d’euros, déclare Fabienne Bonet, présidente de la Chambre d’agriculture des Pyrénées-Orientales. Mais si mardi, on nous coupe l’irrigation, la facture pour l’agriculture s’élèvera à 650 millions d’euros ». Tels sont les deux mauvais choix auxquels sont confrontés les autorités et les agriculteurs des Pyrénées-Orientales (PO).

A Espira-de-l’Agly (Pyrénées-Orientales), la sécheresse a grillé les mauvaises herbes et asséché totalement l’Agly, hypothéquant la survie des abricotiers
A Espira-de-l’Agly (Pyrénées-Orientales), la sécheresse a grillé les mauvaises herbes et asséché totalement l’Agly, hypothéquant la survie des abricotiers

Le mardi 9 mai seront en effet dévoilés les contours de l’arrêté préfectoral classant une bonne partie du département des PO en situation de crise. Une décision que le préfet a reculée au maximum pour tenter de frayer un « un filet d’eau minimum » à l’agriculture, comme l’a affirmé Rodrigue Furcy devant le ministre de l’Agriculture, présent le 6 mai sur les communes d’Espira-de-l’Agly et d’Ille-sur-Têt.

Le défaut de pluviométrie et le faible enneigement n’ont pas permis de recharger le barrage de Vinça
Le défaut de pluviométrie et le faible enneigement n’ont pas permis de recharger le barrage de Vinça

L’Agly et la Têt justement, les deux fleuves côtiers (et leur barrage respectif) sur lesquels reposent une bonne partie de la ressource en eau, via les réseaux de canaux qui alimentent directement les parcelles sinon indirectement les nappes et les forages, en plus des réseaux sous pression. Sauf qu’à la sortie de l’hiver, les barrages sont vides et pour cause : sur les 12 derniers mois, le département a reçu en tout et pour tout 200 mm d’eau. Une situation intenable pour l’agriculture mais aussi pour les usages prioritaires (eau potable), la sécurité civile (écopage des Canadair), en attendant l’afflux touristique.

A Corbère-les-Cabanes (Pyrénées-Orientales), des ouvriers font tomber 90% des fruits pour donner une chance de survie aux pêchers
A Corbère-les-Cabanes (Pyrénées-Orientales), des ouvriers font tomber 90% des fruits pour donner une chance de survie aux pêchers

« Débit agricole minimal »

Pour ce qui est de l’agriculture, alors que le classement en situation de crise est de facto synonyme d’arrêt de l’irrigation, le ministre de l’Agriculture a acté le principe d’un régime d’exception, consistant à préserver un « débit agricole minimal ».

"Si on ferme l'eau, on ferme l'agriculture"

« Nous sommes dans un département qui assure une grande partie de la production de fruits, d’artichauts, de concombres ou encore de tomates, a déclaré Marc Fesneau. Ce n’est pas un sujet Pyrénées-Orientales mais un sujet national de souveraineté alimentaire. D’autre part, là où il y a encore de l’eau, il faut en réserver un débit minimal aux vergers pour prévenir les risques de pertes de fonds et préserver l’outil de travail. Si on ferme l’eau, on ferme l’agriculture ». Un pragmatisme salué par la profession. « Pour nous, c’est essentiel de maintenir l’irrigation là où c’est possible, avec des restrictions ajustées en fonction des cultures et des ressources potentielles », a réagi Bruno Vila, président de la FDSEA des PO.

Bruno Vila, président de la FDSEA des PO et le ministre de l’Agriculture dans une serre froide produisant du concombre à Ille-sur-Têt
Bruno Vila, président de la FDSEA des PO et le ministre de l’Agriculture dans une serre froide produisant du concombre à Ille-sur-Têt

Reste au préfet à traduire ce pragmatisme dans le futur arrêté, sachant qu’il lui est demandé par ailleurs d’opérer avec discernement, vis-à-vis par exemple des agriculteurs qui cultivent sous abri et qui passeront à côté des éventuelles et très hypothétiques pluies ou encore de ceux qui ont fait des efforts de sobriété, via le goutte-à-goutte en culture d’artichaut par exemple. « Dans le cadre du Plan France 2030, je suis prêt à accélérer, dans ce département, le processus de conversion à des systèmes plus économes en eau », a assuré le ministre de l’Agriculture, qui n’a pas manqué de souligner que l’agriculture des PO, par ses productions, était en phase avec le climat méditerranéen qui est le sien, les agriculteurs n’étant pas « inconscients », en référence aussi, au caractère millénaire des canaux.

Millénaires, les réseaux de canaux alimentent directement les parcelles sinon indirectement les nappes, forages et réseaux sous pression
Millénaires, les réseaux de canaux alimentent directement les parcelles sinon indirectement les nappes, forages et réseaux sous pression

« Indemnisation de solidarité nationale »

Marc Fesneau a également fait des annonces relatives aux indemnisations à venir, et plus précisément au fonds de solidarité national (FSN) institué par le nouveau dispositif de gestion des risques entré en vigueur le 1er janvier dernier. Pour rappel, le seuil d’intervention du FSN est fixé à 30% de pertes pour l’arboriculture et les prairies, 50% pour les légumes, la vigne et les grandes cultures, pour les assurés comme pour les non assurés. Cependant, en cas de restriction d’irrigation, les référentiels applicables sont ceux de la culture en sec. « Aucune décision administrative de restriction d’irrigation ne viendra limiter l’indemnisation de l’Etat », a affirmé le ministre de l’Agriculture. Reste à savoir si les assureurs emboiteront le pas pour ce qui relève des contrats multirisques climatiques. « Le ministre va faire passer le message aux assureurs », dit-on dans son entourage.

Dans un département qui a subi le gel en 2021 et en 2022, la question de la moyenne olympique a obligatoirement ressurgi. « On y travaille », a dit Marc Fesneau.

Jean-Marc Carrère, arboriculteur et maraicher à Ille-sur-Tête, aux côtés du préfet Rodrigue Furcy, de Fabienne Bonet, présidente de la Chambre d’agriculture des Pyrénées-Orientales et du ministre de l’Agriculture Marc Fesneau
Jean-Marc Carrère, arboriculteur et maraicher à Ille-sur-Tête, aux côtés du préfet Rodrigue Furcy, de Fabienne Bonet, présidente de la Chambre d’agriculture des Pyrénées-Orientales et du ministre de l’Agriculture Marc Fesneau

En revanche, il n’y aura pas de dérogation au système en vigueur s’agissant des taux différenciés entre assurés et non assurés : les non assurés percevront une indemnisation à hauteur de 45% des pertes dépassant les seuils de 30% ou 50% alors que les assurés seront indemnisés à hauteur de 90%. « Nous travaillons sur l’activation de la réserve de crise européenne pour apporter des moyens complémentaires », a affirmé la ministre, pour qui cette procédure est à ce stade encore « prématurée », ne disposant pas de « chiffrage » à date. Outre les pertes de récolte, ce sont les pertes de fonds liées à la mortalité des arbres, qui risquent de peser très lourd dans le bilan final.

Le gouvernement va par ailleurs activer les dispositifs de report de charges MSA et de dégrèvement de la taxe sur le foncier non bâti et demander une augmentation des taux d’avance des aides Pac.

Frédéric Jonca, arboriculteur : « Non irrigués, les abricotiers se sont purgés en faisant tomber leurs fruits et cet été, ils ne vont pas résister à 50°C au soleil »
Frédéric Jonca, arboriculteur : « Non irrigués, les abricotiers se sont purgés en faisant tomber leurs fruits et cet été, ils ne vont pas résister à 50°C au soleil »

Revoir la gouvernance de l’eau

Au contact de producteurs, dont il a pu mesurer la « détresse », Marc Fesneau n’a pas minimisé les enjeux « humains » qui se trament derrière la catastrophe programmée, promettant de dépêcher des moyens nationaux au service de la cellule de crise départementale. « L’urgence, c’est aussi assurer l’abreuvement et l’alimentation des troupeaux », a dit le ministre à l’intention des éleveurs, louant au passage leur modèle « vertueux et très peu dense » reposant sur le pastoralisme.

"Le barrage est géré comme il y a 30 ans quand il tombait 500 mm par an, l’an dernier, il est tombé 160 mm, on est sur la pluviométrie de Marrakech"

Au-delà des mesures administratives, financières et sociales, la question de la gouvernance de l’eau est évidemment remontée à la surface, les agriculteurs étant particulièrement critiques à cet égard, s’agissant plus précisément de la gestion des barrages de Vinça sur la Têt et de Caramany sur l’Agly. « On a laissé passer des millions de m3 devant notre nez pour les laisser se jeter à la mer et aujourd’hui on n’a plus d’eau », s’emporte Frédéric Jonca, adjoint à la mairie d’Espira-de-l’Agly, dont les 3,5 ha d’abricotiers se meurent, son forage relié à l’Agly étant à sec. « Le barrage est géré comme il y a 30 ans quand il tombait 500 mm par an, l’an dernier il est tombé 160 mm, on est sur la pluviométrie de Marrakech. On va laisser passer l’eau douce devant chez nous, la jeter à la mer, la désaliniser et nous la renvoyer ? C’est quoi cette histoire ! ».

A propos de la gestion des barrages, le ministre de l’Agriculture a reconnu en creux des lacunes. « On a besoin d’améliorer la gouvernance collective de ces ouvrages, a-t-il dit. Est-ce qu’on relargue ? Qu’est-ce qu’on relargue ? Quels sont les risques ? La météo, nous ne la maitrisons pas mais se dire, tiens, cette année, on sait qu’il y a un peu de sécheresse devant nous parce qu’il n’y a pas de neige en montagne, on en garde un peu plus [de l’eau] pour tous les usages, eau potable, incendies... On a besoin de travailler sur une gouvernance partagée, de se parler plus intensément. Autres questions : est-ce qu’il faut améliorer les canaux, est-ce qu’il manque des ouvrages ? »

L’Agly à Rivesaltes (Pyrénées-Orientales) au début du mois de mai
L’Agly à Rivesaltes (Pyrénées-Orientales) au début du mois de mai

Des interrogations auxquelles n’a pas manqué de répondre la présidente de la Chambre d’agriculture. « Notre plan eau est prêt et il n’attend que les moyens humains et financiers pour être déployé, a asséné Fabienne Bonet. On a besoin d’ouvrages supplémentaires, on a besoin de solutions de stockage, de solutions réutilisation des eaux usées, on a besoin de soutenir les Asa et les canaux. Ce département est préfigurateur de ce qui va se passer ailleurs. Demain se construit aujourd’hui ». 

Le Département vient de donner l’exemple, en décidant de financer l'étude de faisabilité d'un adducteur d’eau de 33 km reliant la barrage de Vinça au plan d’eau de Villeneuve-de-la-Raho (230 ha), destiné à récupérer une partie des excédents d'eau qui aujourd'hui partent à la mer.